Rationalité, vérité & démocratie

L’invention totalitaire

Quelques remarques sur Lefort, la Chine,
et la prétendue mort du totalitarisme en 1989

Jean-Jacques Rosat (écrit en mars 2022 ; inédit; version provisoire)

Claude Lefort semble n’en avoir jamais douté : l’État totalitaire serait mort en 1989. Il l’annonce un peu solennellement dès juillet 1989 dans Libération. « La décomposition de l’État totalitaire est en cours. Son apparition fut l’événement majeur de la première partie du siècle. Qu’il vienne à sombrer définitivement dans les années prochaines et ce sera l’événement majeur de cette fin de siècle[1]. » Quatre mois plus tard le Mur tombe. Très vite le Parti communiste d’Union soviétique et tous ceux d’Europe de l’Est perdent tout pouvoir. Un mois plus tôt, cependant, place Tian’anmen, le Parti communiste chinois a écrasé sous les chars un vaste mouvement démocratique. À Pékin, l’État totalitaire tient bon. En 2022, il est toujours là, plus puissant que jamais.

Pourtant, tout au long des années 1990, Lefort a égrené des actes de décès, aussi fermes que discrets. La Complication (1999) s’ouvre sur l’affirmation que, si le totalitarisme n’est plus un problème politique, il reste un problème théorique : « Le communisme appartient au passé ; en revanche, la question du communisme reste au cœur de notre temps[2]. » Il entend montrer (contre Malia et Furet notamment) que « la formation d’un régime totalitaire [n’a pas été] une digression dans le cours du xxe siècle[3] ». L’antagonisme totalitarisme / démocratie a été le conflit politique majeur de cette époque, et de cela nous devons tirer les leçons pour mieux comprendre ce que sont le politique, la démocratie, etc. Mais la dernière phrase du livre est claire : s’il n’est pas exclu que « de nouveaux modèles de domination à vocation universelle[4] » surgissent, ce seront précisément de nouveaux modèles. La conclusion de la conférence sur Le pouvoir (prononcée en 2000) est un peu plus explicite quant à l’avenir. « Les aventures totalitaires nous ont appris quel attrait exerçait la domination, du haut en bas de la bureaucratie, dans un régime qui prétendait effacer tout signe de conflit et opérer une sorte de bouclage du social. À présent, c’est l’expansion du marché, supposé auto-régulateur, à l’échelle de la planète, qui porte un défi au pouvoir démocratique[5]. »

Il est difficile de se tromper plus lourdement. Depuis 1989, la Chine n’a pas cessé de vivre sous un régime totalitaire. Il y a bien eu une phase de relative « ouverture » dans certains domaines au début des années 2000, qu’on a pu comparer au bref « Dégel » vers 1958-1962 en Russie. Mais c’est une alternance classique dans les régimes de ce type, et surtout la parenthèse s’est refermée dès 2008 : aux yeux des dirigeants même les plus « ouverts », les signataires de la Charte 08 étaient allés trop loin. Depuis 2013, les choses sont claires. Toutefois, le maintien du caractère totalitaire du régime ne s’accompagne d’aucune stagnation dans le domaine économique et social, comme celle qu’on avait pu observer dans l’URSS de Brejnev. Sous la férule du PCC, la Chine est devenue la deuxième puissance mondiale et des centaines de millions de Chinois sont sortis de la pauvreté. Quant aux démocrates chinois ou occidentaux, ils ne peuvent plus se faire aucune illusion : à l’intérieur (le Document 9, de 2013) comme à l’extérieur (la déclaration commune Xi-Poutine du 4 février 2022), la démocratie, le libéralisme et les droits de l’homme sont l’ennemi. L’antagonisme entre totalitarisme et démocratie continue de structurer l’espace politique mondial, et rien ne suggère qu’il puisse en aller autrement pendant des décennies. S’ils veulent étouffer toute aspiration démocratique et libérale en Chine, les dirigeants chinois doivent impérativement détourner et fausser les principes démocratiques et libéraux dans les organisations internationales, et discréditer les régimes et les politiques démocratiques des pays occidentaux[6]. Comment cet antagonisme s’articule-t-il avec celui que Lefort pointait en 2000 entre néo-libéralisme et démocratie ? La question n’est pas simple. Non plus que celle de savoir comment les démocrates peuvent lutter sur ces deux fronts à la fois. Mais aucun de ces deux antagonismes ne saurait masquer l’autre.

Comment et pourquoi Lefort a-t-il pu se tromper ainsi ? y a-t-il dans ses idées, ses concepts, dans son mode de pensée et sa pratique de philosophe, des faiblesses ou des failles qui l’ont conduit à cette erreur ? Qu’est-ce qui, l’a empêché non seulement de voir certaines réalités mais de poser les problèmes comme il aurait dû le faire ?

1/ Lefort et Tian’anmen

Je commencerai par un constat. Lefort ne s’est jamais intéressé au communisme chinois. Je peux me tromper, car je n’ai pas lu toute son œuvre. Mais ni dans L’Invention totalitaire, ni dans La Complication, ni dans les écrits réunis dans Le temps présent je n’ai pu trouver une seule page qui concerne la Chine, à l’exception de quelques phrases fortes en ouverture d’un long article paru le 10 juillet 1989 dans Libération, « L’automne du totalitarisme », où il évoque le massacre de Tian’anmen un mois plus tôt (3-4 juin)[7]. Elles méritent une lecture attentive et c’est sur elles que je vais m’appuyer, mais sans jamais oublier que ce ne sont que quelques phrases sur un fond de silence total avant 1989 et, plus encore, après.

L’article en question porte presque exclusivement sur les évolutions alors en cours à Moscou et dans les pays de l’Est (où tout le monde voit bien que quelque chose bouge, mais quoi ?) et sur la politique de Gorbatchev (qui suscite alors les commentaires les plus divers). Pour résumer, Lefort y défend quatre idées : (1) « La décomposition de l’État totalitaire est en cours ». (2) La politique conduite par Gorbatchev y contribue puissamment. (3) Si la perestroïka qu’il a engagée se poursuit, le PCUS perdra le pouvoir à Moscou. (4) Tous les autres partis communistes, en Europe et ailleurs, y compris en Chine, seront tôt ou tard entraînés dans sa chute. Or cette quatrième idée s’est révélée entièrement fausse.

Avant d’en venir aux quelques phrases par lesquelles Lefort la justifie, et pour mieux comprendre comment les affirmations de cet article, écrit à chaud pour un quotidien, s’encastrent dans sa philosophie politique et dans ses idées sur le totalitarisme, je ferai un détour par sa préface de 1994 à la réédition de L’Invention démocratique, où il revient, cinq ans, après sur la question : pourquoi et comment le communisme s’est-il effondré en Russie ?

Il commence par rappeler que les failles du régime soviétique étaient depuis longtemps connues de ses plus hauts dirigeants, mais que ceux-ci se sont montrés incapables de concevoir une véritable réforme, et encore moins de la mener à bien. « Que le régime fût à la fois inviable et irréformable, j’avais déjà fait état de cette conviction dès 1956 dans l’article ‘Le totalitarisme sans Staline’ en la fondant sur la lecture des rapports présentés au xxe Congrès par les dirigeants du Parti, en particulier ceux de Khrouchtchev et Souslov. Leur condamnation des vices des cadres de l’organisation (incurie, inertie, corruption) faisait entrevoir le parasitisme du Parti et significativement ne débouchait que sur l’appel à une nouvelle vigilance du Parti … [8] »

Il évoque alors l’hypothèse qui fut celle de nombreux observateurs, des sociologues et des politologues notamment (ils sont fréquemment dans sa ligne de mire) : de nouvelles couches sociales étaient en train d’émerger, qui allaient bousculer les bureaucrates et imposer des réformes. Mais, dit-il, c’était ne pas comprendre que, dans un régime totalitaire où il n’y a pas de légitimité politique en dehors du Parti, quelles que fussent les évolutions sociologiques, aucun changement véritable ne pourrait avoir lieu tant que le cadre politico-symbolique ne serait pas brisé.

Je cite ici longuement car ce texte est pour moi un de ceux où s’exprime le plus clairement le lien entre les thèses philosophiques les plus abstraites de Lefort et ses analyses politiques concrètes. « Ils [les politologues et les sociologues] ont ignoré que [le Parti] ne cessait de fournir l’unique cadre de référence ; qu’il constituait, si l’on peut user de ce terme, l’unique pôle de légitimité dans une société où, à défaut de pouvoir s’associer, s’exprimer librement, disposer de moyens d’information, les individus, quelle que fût leur hostilité à l’égard du régime, perdaient les repères du droit et de la connaissance. […] L’hypothèse ‘sociologique’ de groupes qui seraient susceptibles de s’affirmer en raison de la place qu’ils occupaient dans l’administration et l’appareil de production procédait d’une fausse appréciation du régime. Aux nouveaux éléments auxquels on prêtait une nouvelle mentalité manquait la possibilité de s’organiser, de se reconnaître les uns les autres d’un même côté, en dehors du Parti (que d’ailleurs nombre d’entre eux avaient rejoint). […] Le Parti devait être extirpé de la société pour qu’elle pût se remettre en mouvement[9]. »

Le pouvoir politique, rappelons-le, est pour Lefort, une institution, en un double sens du mot. Il est institué : il consiste en un ensemble d’institutions, visibles et reconnues. Mais il est, d’abord et avant tout, instituant : il institue la société. « La question que nous pose le phénomène du pouvoir nous renvoie à celle que pose l’institution du social. Ce dernier terme, je ne le prends plus dans son acceptation convenue, mais au sens qui garde la force du verbe[10]. » Dans un régime totalitaire, c’est le Parti qui concentre sur lui seul cette fonction instituante, dans ses trois dimensions : réelle (il pénètre toute la société, et – en y injectant son idéologie et en maniant la terreur – il entreprend d’en régler tous les rouages), imaginaire (il propage le fantasme du Tout-Un, dans lequel ses dirigeants et ses membres sont eux-mêmes pris) et symbolique. Cette troisième dimension est la plus décisive car elle est seule légitimante. Dans le Parti se condensent toutes les autorités : l’autorité politique, mais aussi l’autorité dans le domaine de la connaissance et l’autorité dans le domaine du droit. Ainsi, le régime totalitaire ne pourra être défait tant que son pouvoir instituant n’aura pas été brisé dans sa dimension symbolique, tant qu’il ne cessera pas de s’identifier à la société, tant qu’il ne sera pas « extirpé » d’elle (comme dit Lefort) et circonscrit dans son rôle – tant qu’il ne sera pas devenu un parti sans majuscule, un parti parmi d’autres et comme les autres.

« Les rapports de force s’inscrivent eux-mêmes dans une configuration symbolique. Au centre était le Parti. Il ne consistait pas seulement en une immense organisation couvrant toute l’étendue du territoire et imbriquée dans tous les secteurs de la société, dont l’efficacité pouvait s’évaluer à la capacité de ses membres d’exécuter les tâches convenues. Certes, il se prêtait à la représentation d’une machine, comme sa direction à celle d’un appareil ; mais pour une part, il demeurait – ce qu’il avait toujours été – un être mythique, en ce sens qu’il n’existait pas comme une institution dans la société, assignée à une fonction, considérée comme la plus importante : il était censé donner corps à la société. Telle est bien la raison pour laquelle la décision de Gorbatchev de circonscrire le domaine de ses compétences eut une portée si considérable[11]. »

Voilà pourquoi, dans l’article de juillet 1989 auquel je reviens maintenant, Lefort s’attache à montrer la force symbolique de plusieurs décisions de Gorbatchev. Ainsi, la libération de Sakharov n’est-elle pas seulement spectaculaire : « c’est un geste violent, qui fait vaciller l’image que la bureaucratie dirigeante se fait de son autorité ». Et si le même Gorbatchev se fait élire à la fois à la tête du Parti et de l’État, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, pour s’arroger les pleins pouvoirs, mais, interprète-t-il subtilement, pour « dépouiller le Parti de sa prérogative. Du Parti, il s’extrait à moitié, et cela suffit pour qu’il ne soit plus un corps compact et qu’il commence à se démembrer[12]. » Bref, Gorbatchev, à sa manière et dans le registre qui est le sien, s’active à dépouiller le Parti de son statut mythique, et à détacher la société et l’État de son emprise symbolique. S’il peut poursuivre assez longtemps cette politique, le Parti communiste russe deviendra un parti ordinaire et le totalitarisme disparaitra.

Mais, comment Lefort peut-il justifier son idée que ce ne sont pas seulement certains États totalitaires (URSS et Europe de l’Est) qui sont en train de s’effondrer, mais bien « l’État totalitaire » comme tel, et, par conséquent, tous les partis communistes de la planète ? Non seulement il y a divers pays communistes où l’on n’observe guère de signes de changement, mais en Chine un puissant et vaste mouvement démocratique vient d’être écrasé un mois plus tôt par les chars de l’Armée populaire de libération sur la place Tian’anmen (les images du massacre ont fait le tour du monde) et une répression impitoyable s’est abattue sur les démocrates dans tout le pays.

Lefort balaye l’objection en quelques phrases dans les deux premiers paragraphes de l’article. « Des bastions sont toujours solides en Europe de l’Est, en Asie, à Cuba. Mais là même où la coercition ne s’est pas relâchée, où persiste, en certains cas, le matraquage des slogans, la foi s’est évanouie. Le Parti, autrefois glorieux, est devenu un corps sans idée, dont il est toujours plus clair que rien ne l’occupe que sa conservation. » Cela est vrai même en Chine. « Une formidable répression vient de s’abattre sur le peuple chinois et l’image nous obsède, mais impossible d’oublier l’explosion démocratique à Pékin. Les dernières orgies de la bureaucratie chinoise exhalent l’odeur de sa putréfaction. Tout autre était la terreur qui pénétrait les âmes et prétendait ciseler le Chinois de l’avenir. À présent, rien que le mensonge martelé, sans recours aux idoles ; et l’exhibition des têtes ployées sous la main des policiers. »

Les dirigeants communistes et leurs bureaucrates ne croient plus nulle part à l’idée communiste. Ils n’ont plus la foi, et même plus d’idée du tout. Ils ne pensent plus qu’à conserver leur pouvoir et n’ont plus pour cela que les matraques, les tanks et des slogans auquel personne ne croit. Leurs partis continuent, certes, de fonctionner et de régir la société, mais ce ne sont plus que des mécaniques qui tournent à vide. Il en va de même en Chine. Jadis, dans les premiers mois de la Révolution culturelle, des millions de Chinois défilaient quotidiennement sur la place Tien’anmen, manifestant leur foi au pied de leur idole. Trente-trois ans plus tard, sur cette même place, il n’y a plus que des files de manifestants arrêtés, les mains sur la tête, comme dans n’importe quelle dictature de par le monde depuis des siècles. Le Parti communiste chinois n’est qu’un cadavre en décomposition. Il pue la mort.

On pourrait ironiser sur ces clichés, donnés ici en guise d’arguments. Ces phrases sur Tien’anmen pourraient être la légende d’une double page de Paris-Match où l’on verrait à gauche les visages enthousiastes de jeunes gardes rouges défilant devant Mao en 1966, et à droite les étudiants démocrates arrêtés en 1989. Mais on aurait tort. Sous cette rhétorique un peu facile (mais après tout, c’est un article de journal, il faut aller vite et frapper le lecteur), Lefort exprime le fond de sa pensée. Partout, même à Pékin, les partis communistes ne sont déjà plus que des appareils ou des machines. Si à Moscou, Gorbatchev parvient à remettre à sa place le Parti qu’il dirige, à lui retirer son pouvoir instituant symbolique, et à délier de lui la société et l’État soviétique, tous les autres partis communistes se verront privés du peu de légitimité qui leur reste, et l’onde de choc se propagera jusqu’en Chine. « Depuis 1956, l’écrasement de Budapest, la leçon était tirée : le sort du totalitarisme se jouerait à Moscou. Or, que la perestroïka se poursuive, s’amplifie, cela, quelles que soient les péripéties, on peut présumer que rien ne résistera à la longue de l’univers totalitaire, car, en dépit de sa diversité et même de ses divisions, tout se tient en lui en vertu de l’attraction du modèle[13]. »

2/ Quand le modèle est plus fort que les faits

Arrêtons-nous sur cette dernière phrase : « … en dépit de sa diversité et même de ses divisions, tout se tient en lui [l’univers totalitaire] en vertu de l’attraction du modèle. » Ce propos est indéfendable. D’où Lefort tire-t-il son assurance que, quelles que soient les différences entre les deux communismes depuis 1956, elles sont à ce point secondaires qu’il suffit d’observer ce qui se passe en Russie pour prévoir ce qui va arriver en Chine ? Si le communisme russe s’effondre, le communisme chinois devra nécessairement s’effondrer ! Et cela sans jamais avoir pris la peine de les comparer, sans s’être jamais demandé si leurs différences sont suffisamment négligeables pour que le destin de l’un doive suivre nécessairement celui de l’autre. Que dirait-on d’un biologiste qui, après avoir étudié un virus souche et établi qu’il est en voie de disparition en tirerait la conclusion que tous les variants issus de cette souche – si différents soient-ils de l’original et quelles que les mutations par lesquelles ils s’en sont séparés – disparaîtront eux aussi très vite, et sans qu’il ait jamais pris la peine de montrer en quoi les différences entre ces variants et l’original sont tellement secondaires qu’on peut les négliger ?

Or les différences entre les deux régimes sont notoires. Elles reposent sur des divergences politiques profondes, assumées comme telles. Elles ont été explicitement affirmées et « théorisées » par les Chinois au point qu’un des éléments déterminants de leur politique entre 1956 et 1989 a été leur obsession de se détourner de la voie soviétique et d’en inventer une qui fût propre à la Chine. Dans un tel choix, leur nationalisme a sa part, mais aussi leur conviction que les choix soviétiques sous Khrouchtchev et Brejnev conduisaient immanquablement à un affaiblissement du pouvoir du Parti. Et sur ce point, il serait difficile de leur donner tort[14]. C’est ainsi qu’ils ont récusé la déstalinisation dès 1956, dont ils estimaient qu’elle portait un coup fatal au principe de l’infaillibilité du Parti, et donc à son pouvoir. Puis ils ont inlassablement dénoncé le « révisionnisme » soviétique, et ils ont combattu et éliminé du PCC tous ceux qu’ils accusaient de le partager : Liu Shaoqi, devenu « ennemi du peuple », était « le Khrouchtchev chinois ». En opposition au modèle soviétique, Mao lance la Chine dans des entreprises hasardeuses de révolution permanente : le Grand Bond en avant, puis la Révolution culturelle. Mao, en effet, n’a jamais imaginé qu’il pût y avoir une autre manière de renforcer le pouvoir du Parti sur les esprits que la mobilisation révolutionnaire et égalitariste. Deng, lui, a été capable de l’imaginer et de concevoir un pouvoir totalitaire dans une société stabilisée ; j’y reviendrai plus loin[15]. Ces aventures ont vite débouché sur des tragédies gigantesques. Constatant leurs échecs et l’impossibilité de poursuivre de pareilles expériences sans mettre en péril leur pouvoir, les dirigeants chinois ont basculé dans un capitalisme particulièrement brutal, en le mariant au léninisme le plus dur – conjonction inédite, improbable, mais largement couronnée de succès. Entre le dynamisme et l’inventivité chinoise sous Deng à partir de 1978 et l’immobilisme des dernières années Brejnev, puis Andropov-Tchernenko, le contraste est saisissant : la Russie stagne, quand la Chine est en pleine expansion.

Lefort sait tout cela (tout le monde le sait !), mais il n’en tient aucun compte. Ces différences empiriques – liées aux volontés des dirigeants et inscrites dans les faits –, ne semblent avoir aucun poids à ses yeux : si LE modèle s’effondre à Moscou, il s’effondrera immanquablement à Pékin. Jamais il ne se demande si, par la succession des leurs choix, les dirigeants chinois n’auraient pas créé un variant de régime totalitaire suffisamment différent de la souche soviétique pour qu’on ne puisse pas appliquer mécaniquement à l’un les prédictions qu’on faisait sur l’avenir de l’autre. Et si certains acteurs historiques – les fondateurs et dirigeants du régime, notamment – avaient, dans des circonstances données, la capacité de modifier certains gènes (pas tous) du modèle-souche ? Lefort n’a manifestement jamais rien imaginé de semblable. Une des raisons n’en serait-elle pas que son modèle relève du politique, dont il ne cesse de réaffirmer sans cesse qu’il est autre chose que la politique, espace empirique des acteurs et des actions, et qu’on voit mal comment, dans une pareille conception, les actions et les acteurs politiques, dans leur trivialité empirique, pourraient modifier les traits fondamentaux (logico-historico-conceptuels) du modèle ? (Je reviens sur ce point à la fin de mon texte.)

Quoi qu’il en soit, ce qui me paraît clair, c’est que, pour Lefort, la force du modèle – de l’unique modèle – prime historiquement sur la réalité des faits. Le modèle ne semble pas être seulement pour lui une clé pour déchiffrer la réalité, un outil intellectuel qu’on se donne pour la comprendre. Il semble être la véritable réalité que seul le philosophe (et non le sociologue ou le politologue) peut atteindre[16], une sorte de transcendantal historique qui rend les faits possibles, impossibles ou nécessaires, et du coup, pour une part au moins, les engendre. Dans tous les cas, il a en tant que modèle et dans sa dimension symbolique, une efficacité historique. Mais je ne veux pas m’engager ici dans une exégèse de la pensée de Lefort, ce qui dépasserait très largement mes compétences.

Ce que je constate simplement, c’est que le réseau de concepts philosophiques et d’idées à travers lequel il décrit et analyse les événements le conduit – même s’il s’en défend par ailleurs – a quelque chose qui ressemble bel et bien à une nécessité logique inscrite dans l’histoire : si le modèle se défait, les faits doivent suivre. Et si les faits ne suivent pas (Tian’anmen), eh bien ce sont les faits qui ont tort : ce sont des combats d’arrière-garde, des survivances du passé ; ils sont dépourvus de sens. Ils sont négligeables puisqu’ils émanent d’un cadavre en putréfaction ou d’une machine tournant à vide. Le sens, il est dans les gestes de Gorbatchev, pas dans les actes de Deng. Mais d’où le philosophe Lefort tire-t-il son autorité pour décider des faits qui ont un sens et de ceux qui n’en ont pas ?

Si Lefort se trompe aussi lourdement sur Tian’anmen, c’est parce qu’il refuse de se poser la question (trop naïve ? trop triviale ?) qui vient immédiatement à l’esprit de tout un chacun – de tout observateur mais aussi de tout homme politique, de tout militant ou citoyen engagé et même tout de tout homme ordinaire qui, à un titre ou un autre, se sent concerné par cette histoire : qu’est-ce qui s’est passé dans la tête de Deng ? Dans ses très grandes lignes, la chose est assez simple. Deng veut d’abord (1) maintenir et renforcer le pouvoir du PCC, (2) préserver l’unité de celui-ci et (3) garantir la stabilité du pays. Après les 20 années de Grand Bond en avant et de Révolution culturelle, l’unité du Parti et la stabilité dans le pays sont deux conditions pour que le Parti se maintienne au pouvoir. Mais il y a deux autres conditions : (4) faire de la Chine une puissance mondiale forte et (5) la sortir du sous-développement en élevant rapidement le niveau de vie des Chinois. C’est pourquoi depuis 1978, il a lancé la politique « Réformes et Ouverture », dont les mesures phares sont la décollectivisation dans les campagnes et la création (en 1980) de zones économiques franches (Shenzhen) à travers lesquelles les Chinois vont expérimenter le basculement de pans entiers de leur société dans l’économie de marché. Mais dans la seconde moitié des années 1980, un puissant mouvement démocratique se développe dans le pays et ses revendications entrent en convergence avec certaines idées qui ont cours dans l’aile réformiste du Parti. Celle-ci est incarnée principalement (tout le monde le sait dans le pays) par Hu Yaobang et Zhao Ziyang, que Deng a lui-même mis en place et qui, tout en promouvant les réformes économiques, ont certaines sympathies pour une évolution démocratique et libérale du régime. Cette convergence est une menace pour le pouvoir absolu du Parti, d’autant que le conflit entre l’aile réformiste et l’aile dite « conservatrice » est devenu frontal et ouvert au sein de sa direction, qui se retrouve en état de crise. Pour Deng, la priorité des priorités, c’est le pouvoir du Parti et son unité. En 1987, il lâche Hu Yaobang ; puis, en 1989, il lâche Zhao Ziyang et lance les tanks contre les étudiants. Mais dès qu’il en a la possibilité, par sa Tournée d’inspection dans le Sud début 1992, il relance la politique de Réformes et ouverture et contraint les « conservateurs » à capituler et le suivre dans cette voie. Comprendre les choix de Deng et le lien entre ces deux événements voulus par lui – Tian’anmen et la Tournée dans le Sud – est tout sauf anecdotique. Ces deux événements peuvent être vus comme deux piliers historiques sur lesquels repose le régime chinois depuis trente ans. (J’y reviens un peu plus loin.)

Qu’on me pardonne ce résumé tout à fait plat de choses qu’on trouve facilement sur Wikipedia (et dans les bons livres d’histoire sur la Chine[17]), mais ce que je veux simplement dire là, c’est qu’il est, à mon avis, rigoureusement impossible de comprendre un événement comme Tian’anmen si on ne se demande pas : qu’est-ce qui s’est passé dans la tête de ses principaux acteurs ? Vouloir interpréter un événement politique et historique avec des concepts philosophiques directement, en plaquant sur eux une logique historico-conceptuelle, conduit immanquablement à des erreurs, et – ce qui est pire – à des erreurs qu’on ne peut que très difficilement corriger puisqu’on est dans un mode de pensée où la logique et les modèles prévalent sur les faits : un monde où on peut toujours croire ou se faire croire que les faits finiront par vous donner raison.

3/ L’invention totalitaire et la dynamique historique du totalitarisme

Mais, m’objectera-t-on, Lefort avait montré depuis longtemps qu’un communisme démocratique, « à visage humain » – comme celui dont rêvaient sans doute à la fois les réformateurs du Parti chinois et un bon nombre des étudiants de Tian’anmen – était impossible : la logique totalitaire l’interdisait. Le texte, publié en janvier 1981 en pleine crise polonaise, est remarquable et vaut d’être cité. « En insistant sur la logique du totalitarisme, nous n’entendons nullement qu’il est indépassable, qu’il reste, malgré les coups qui lui sont portés ici et là, invulnérable. Ce que nous excluons, c’est l’hypothèse d’un compromis durable, dans le cadre d’un pays du bloc soviétique, entre les exigences du pouvoir communiste et les exigences démocratiques […]. Telles qu’elles s’affirment à présent, ces dernières exigences font signe en direction d’un nouveau foyer de pouvoir. Or une situation de double pouvoir ne paraît pas concevable. On méconnaît la profondeur du conflit, quand on juge que les revendications énoncées pourraient être satisfaites sans attenter à la suprématie du Parti. Le problème n’est pas que celle-ci soit respectée, car ce n’est pas la suprématie du Parti qui caractérise la position du Parti : le pouvoir est total, ou bien le régime se disloque. En d’autres termes, ce que nous excluons, c’est l’installation d’un communisme démocratique, dans lequel le conflit social et du même coup l’opposition seraient institutionnalisées[18]. »

Ici, on ne peut que donner raison à Lefort. Et on peut supposer que, devant les événements de mai-juin 1989 en Chine, son analyse a été la même. Comme à Berlin en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968, le pouvoir communiste à Pékin devait être total ou se disloquer. Deng Xiaoping n’a pas raisonné autrement. Mais ce que Lefort n’a pas vu ou pas voulu voir, c’est que le même homme avait engagé dix ans plus tôt des réformes économiques et sociales considérables, qu’il allait les relancer trois ans plus tard, et que, sur cette double base, léniniste et capitaliste, le PCC, loin d’être un cadavre en putréfaction, était en train de réorganiser de fond en comble la société chinoise et de lui donner un dynamisme sans précédent. Ce que sa conception de la « logique totalitaire » (comme il l’appelle) lui a rendu vraisemblablement assez difficile – et peut-être même impossible – de penser, c’est que, s’il y a bien une invention démocratique, il y a aussi une invention totalitaire.

Mais avant d’essayer de comprendre pourquoi, il me faut préciser et justifier ce concept. Ce que j’appelle ici l’invention totalitaire ma paraît être au cœur des réflexions et des travaux de nombreux sinologues aujourd’hui. J’en citerai deux, un peu longuement.

[1] L’idée que les deux événements dont je viens de parler (le massacre de Tian’anmen et la tournée dans le Sud de Deng) ont été pour le PC chinois des tournants fondateurs – ou, plus exactement refondateurs – est solidement défendue dans un article récent de Michel Bonnin, judicieusement intitulé « June 4th, 1989: A Founding Non-Event, a Breaking Point in Time and Space[19] ».

En voici l’Abstract : “The objective of this paper is to reflect broadly on the meaning of June 4 in the history of contemporary China. The main idea is that the violent military and political repression on the 1989 Chinese Pro-Democracy Movement in Beijing and in other cities is not only a tragic event which shocked the whole world, but also, looking at it in retrospect, a breaking point in the history of contemporary China. The fracture which it generated is not only affecting time, by drawing a fault line between the period of the 1980s and the following period, but is also affecting space, because e the turn which China took as this time was in total contradiction with the events which started in the communist countries in eastern Europe and Russia in the same year and led to the loss of power for the Communist parties in these countries. This means that the June 4 massacre cut China not only from its rather optimistic period of the 1980s, but also from the rest of the (hitherto) communist world. But the paradox is that this fundamental event has been, through the extraordinary efforts of the Chinese Communist Party (CCP) transformed in a non-event, which has been almost totally erased not only from the official record including books, textbooks and all kind of medias, but also from the collective memory of the population.”

Dans son article, Bonnin ne manque pas d’évoquer la perte de légitimité que le Parti a subie à la suite du massacre. Il l’a combattue principalement, dit-il, de deux manières : sur le plan idéologique en recourant au nationalisme, et sur le plan économique en appelant les Chinois à s’enrichir, passant ainsi avec le peuple ce que l’auteur n’hésite pas à appeler « un nouveau contrat social ».

“Nationalism married together love of the fatherland (patriotism), insistence on the heroic role of the Party against aggression and humiliation from foreign enemies, pride about the rich and ancient Chinese civilization, and above all the idea that Chinese people are radically different from the rest of humanity, are a special breed which cannot follow the Western ways. All this can be considered as the main pillar on which the Party tried and in a large measure succeeded to find a new legitimacy. But these efforts would certainly not have been as successful, if they had not been sustained by an important wave of prolonged economic growth, which brought satisfaction and pride to a large part of the population.”

“This economic transformation would not have been possible without the determination of the leader who must bear ultimate responsibility for the fatal June 4 decision, Deng Xiaoping, to reject all ideological restraints on the use of the capitalist market economy. By opening the gates during his famous Southern Tour at the beginning of 1992, he proposed a new “social contract” to the Chinese people: continued political obedience against a wealth of personal opportunities to become “rich” or at least richer than before.”

“We cannot know, of course, if this new radical turn of the economic reform could have been launched (and launched in such a vigorous manner) without the events of June 4. But, in any case, it is clear that the policies concerning the new ideological basis and the new socioeconomic orientation of the regime have been deeply modified after June 4. It is possible to say that this date constitutes a breakpoint in the contemporary history of China.”

Comment le Parti communiste chinois a-t-il pu opérer des retournements économiques et idéologiques aussi radicaux sans rien perdre de son pouvoir, et y réussir au point que, loin de s’effondrer à l’exemple du PCUS, il est parvenu à hisser le pays au rang de deuxième puissance mondiale ? Comment a-t-il pu changer d’idéologie, de système économique et réorganiser entièrement la société chinoise tout en maintenant intacts ses principes fondateurs et sa structure, et tout en continuant d’exercer sur la Chine tout entière et sur les Chinois la domination la plus totale ?

[2] Les historiens, économistes, sociologues et politologues qui s’intéressent à la Chine contemporaine mettent aujourd’hui cette inventivité du PC chinois au cœur de leurs travaux. Elle a ainsi fait l’objet, en juin 2021, d’un colloque à l’INALCO, intitulé The CCP’s 100-year trajectory through the prism of its founding principles, organisé notamment par Chloé Froissart. Du texte de présentation de ce colloque, j’extrais un paragraphe :

“The CCP has many different dimensions, with ideology and organization as the core of the edifice. Following its 100-year trajectory, we can understand the differences, as well as continuities, between the movement with extraordinary mobilization capabilities that took power in 1949, the mass campaigns of the 1950s to 1970s with their destructive outcome, and the blend of neoliberal adaptability and Leninist organizational principles that emerged following the Reform and Opening up. Despite, or because of, its revolutionary legacy, the CCP has shown tremendous adaptability over these 100 years, made of inventive interpretations of Marxist ideology and policy experimentation. How has the Party been able to reinvent itself, both ideologically and organizationally, without transforming its core structure? To what extent the ideology the CCP stand for today is in line with its founding principles? How cycles of political tightening and loosening, of atrophy and adaptation, have shaped its trajectory? How does it deal with its structural vulnerabilities, the lack of institutionalized channels of accountability and the strength of vested interests[20]?”

Ces travaux récents sur le Parti communisme chinois me donnent quelques raisons de penser que l’idée avancée dans mon article d’une dynamique historique du totalitarisme – une dynamique qui repose sur la capacité des régimes totalitaires à se réinventer et à « se perfectionner » (dans leur totalitarisme) à partir d’une réflexion sur leurs propres expériences et sur celles des autres régimes totalitaires, passés ou contemporains – pourrait avoir une certaine consistance et être éclairante.

Pour prendre cette idée au sérieux, il faut avoir admis que la Chine de Xi est un régime totalitaire intégral, et qu’elle est même sans doute le régime totalitaire le plus perfectionné qui ait jamais été mis en place. Par perfectionné, j’entends à la fois le plus abouti, et le plus capable de se maintenir et de prospérer. Ce jugement n’inclut aucun pronostic sur sa longévité, ni sur sa capacité ou non à devenir la première puissance mondiale. Dans un entretien paru dans Le Monde  les 4-5 avril 2021, Chloé Froissart estime que « le PCC est un colosse aux pieds d’argile [qui] doit lutter toujours plus pour maintenir son pouvoir ». Mais, dans le même temps, le tableau qu’elle dresse est celui d’un régime largement totalitaire, et, sous la férule de Xi, de plus en plus totalitaire.

« La Chine aujourd’hui présente beaucoup de traits du totalitarisme. La Constitution révisée après le 19e congrès proclame que « le Parti dirige tout », c’est nouveau. Un régime de terreur a été instauré, notamment au Xinjiang, où il y a un génocide, mais aussi à l’encontre de tous ceux qui osent critiquer le Parti et dire la vérité. Autre signe, la manipulation de symboles historiques et culturels devant servir la « grande renaissance de la nation chinoise » ; le slogan « un pays, un rêve » promu par le régime – le « rêve chinois » de Xi Jinping – révèle un fantasme de l’unité. Le dernier élément, c’est un Etat sécuritaire renforcé, à travers une société de surveillance fondée sur le principe du panoptique, avec des millions de caméras dans les centres commerciaux, les rues, les salles de classe des universités, et un système de ‘crédit social’. Le problème d’un régime totalitaire, c’est le manque de confiance. Il y a plein de fraudes en Chine. Le système de crédit social est censé compenser l’absence d’Etat de droit et d’intériorisation de la norme éthique par des contrôles permanents de conformité – en attribuant des notes, en faisant honte aux usagers déviants. Big Brother n’en est pas l’objectif initial. Mais le manque de garde-fous fait par ailleurs que les acteurs de la sécurité politique peuvent avoir accès à toutes ces données et les utiliser à des fins de charge politique sans fondement juridique. Il y a aussi des espaces de totalitarisme numérique : le Xinjiang en est un. Le contenu intégral des portables est contrôlé dans la rue. La reconnaissance faciale centralisée permet de retracer les interactions entre différentes personnes, et de les arrêter[21]. »

4. Le modèle de Lefort est-il compatible avec le totalitarisme chinois contemporain ?

Le modèle proposé par Lefort pour décrire et comprendre les régimes totalitaires est-il compatible avec cette idée de l’invention totalitaire, cette idée que les régimes totalitaires sont capables de se réinventer ? Et si oui, quelles modifications un penseur qui se placerait dans la filiation de Lefort, devrait-il apporter au modèle ? Je ne suis pas un bon connaisseur de la pensée de Lefort, et encore moins sinologue ! Je permets juste quatre remarques ou questions.

[1] La politique économique de Réformes et Ouverture engagée par Deng a consisté d’une part à redonner une capacité d’initiative aux individus, d’autre part à laisser s’installer un espace économique, le marché, où les échanges s’organisent par des relations directes entre les acteurs, sans repasser en permanence par le Parti-État et sa bureaucratie. J’entends bien qu’il y a un contrôle et une régulation par le Parti-État et qu’il y a un capitalisme d’État extrêmement puissant et peut-être même, à travers les banques d’État, dominant[22]. Il n’en demeure pas moins que ces réformes ont donné un vaste espace à la société civile, au moins dans le domaine économique. À cela s’ajoute que le PC chinois n’a jamais créé ni véritable droit du travail, ni non plus de mécanisme de redistribution et de solidarité en matière de santé analogue à notre sécurité sociale, et que Xi a lui-même récemment vilipendé l’État-providence au motif qu’il encourage la paresse – un discours digne du plus banal de nos idéologues néo-libéraux. Comment concilier cette réalité avec l’idée, omniprésente dans les analyses de Lefort, qu’au cœur de la logique totalitaire, il y a l’omniprésence de l’organisation, et l’absorption totale de la société civile[23] ?

Une des conséquences d’une telle réorganisation du système économique est la recréation de la division en classes. Non que celle-ci ait jamais disparu. Mais elle est désormais assumée par le Parti et encouragée. « Devenir riche est glorieux ! » et « Certains doivent d’abord devenir riches ! » comptent parmi les slogans les plus fameux de Deng. Ils ont été si bien entendus que la Chine est aujourd’hui le pays qui compte le plus de milliardaires au monde, alors que le système du hukou (le passeport intérieur) pénalise deux ou trois cent millions de prolétaires chinois (il y a eu des débats pour demander sa suppression, mais, autant que je sache, il est toujours en vigueur). La Chine n’est pas seulement une société divisée : elle assume ses divisions et les affiche.

Comment concilier tout cela avec ces affirmations de Lefort : « S’arrêter aux traits de la dictature, c’est rester au ras de la description empirique. Le modèle s’impose d’une société qui s’instituerait sans divisions, disposerait de la maîtrise de son organisation, se rapporterait à elle-même dans toutes ses parties, serait habitée par le même projet d’édification du socialisme. […] Le pouvoir s’affirme comme le pouvoir social, il figure en quelque sorte la Société elle-même en tant que puissance consciente et agissante ; entre l’état et la société civile, la ligne de clivage se fait invisible. […] La nouvelle société est censée rendre impossible la formation de classes ou de groupements dont les intérêts seraient antagoniques. […] Les deux moments de l’entreprise totalitaire, en fait, indissociables [sont] l’annulation des signes de la division de l’état et de la société, et celle de la division sociale interne. […] La société s’avère une matière amorphe à organiser, de l’organisable, quelque chose qui s’offre à l’intervention incessante de l’ingénieur, du bâtisseur communiste[24]. »

Le moins que l’on puisse dire est que l’article sur « La logique totalitaire » dont ces affirmations sont tirées mériterait aujourd’hui un sérieux réexamen. Il date de 1980. Mais dès la décennie 1980 et plus encore dans la décennie 1990, leur auteur aurait pu s’interroger sur leur validité.

[2] J’irai un peu plus loin. Passer, dans les campagnes, de la collectivisation totale non seulement des moyens de production mais aussi de la vie quotidienne (les communes du Grand Bond en avant) au SRM (le Système de responsabilité des ménages, introduit dès 1980 puis généralisé) et, dans l’industrie, du modèle des brigades (autour desquelles s’organisent non seulement le travail et la production, mais aussi l’habitat, les circuits alimentaires, etc.) à un capitalisme industriel et commercial qui laisse les salariés à la merci de leurs patrons puisqu’il n’y a rien (ou pas grand-chose) qui ressemble à un véritable droit du travail ni à des syndicats indépendants, c’est un bouleversement social total, et même un retournement complet. S’il fallait le décrire dans les termes de Lefort, on serait amené à dire que, à 20-25 ans d’écart, le même pouvoir a institué deux formations sociales différentes, et, à bien des égards, opposées. Mais est-ce acceptable du point de vue même de la pensée de Lefort ? Est-ce compatible avec sa conception des rapports entre le pouvoir politique et la société ?

[3] Ce que Lefort ne me semble pas avoir vu, c’est que les dirigeants communistes soviétiques à la mort de Staline, puis les dirigeants communistes chinois à la mort de Mao se sont retrouvés devant le même problème fondamental : comment maintenir le pouvoir absolu du Parti tout en mettant fin à la révolution permanente et à la terreur de masse, et en conduisant un développement économique qui assure l’élévation du niveau de vie de la population et la puissance politico-militaire ? Le basculement d’un totalitarisme de la révolution (et de la terreur) permanente à un totalitarisme de la stabilité (une obsession de Deng hier, et de Xi aujourd’hui) est un changement fondamental. Je ne vois rien dans le cadre logico-conceptuel de Lefort (mais peut-être est-ce dû à mon ignorance) qui permette d’inclure la possibilité d’une pareille transformation. J’ajoute qu’une bonne partie des affrontements politiques qui ont eu lieu au sommet du Parti, en URSS et en Chine depuis des décennies, ne peuvent, à mes yeux, être compris qu’en rapport avec ce problème : comment cette transformation devait s’opérer et à quoi devrait ressembler un régime totalitaire stabilisé ?

[4] Que l’on soit historien, politologue ou philosophe, je ne vois pas comment on peut espérer comprendre l’évolution de régimes totalitaires comme ceux de Russie et de Chine sans se poser la question de savoir comment leurs dirigeants eux-mêmes ont vu ce problème du passage à la stabilité ? qu’ont-ils voulu, essayé, imaginé ? quels enseignements tiraient-ils ou ne tiraient-ils pas de l’histoire de leur propre parti, de l’expérience collective et de leurs propres expériences ? Ils n’ont pas été les jouets d’une « logique totalitaire ». Ils savaient parfaitement qu’ils dirigeaient un régime totalitaire (même s’ils se gardaient bien d’employer ce terme[25]), ils étaient intelligents et, pour certains d’entre eux au moins, imaginatifs[26]. Il me semble que la séparation tranchée qu’opère Lefort entre le politique et la politique lui interdit de prendre ces questions suffisamment au sérieux : comme si, quoi qu’il se passe sur le plan de la politique, cela ne pouvait rien changer de fondamental quant au politique et à sa logique.

Je serais tenté de voir là une conséquence de ce qui me paraît être un des traits fondamentaux de la pensée de Lefort : c’est une pensée topologique, une pensée des instances. Le politique, le social, l’idéologique, etc. Ou encore le réel, l’imaginaire et le symbolique. Il n’est pas le seul à penser sous ce mode à l’époque. Mais n’est-ce pas au détriment de concepts comme ceux de volonté, de choix, de décision, d’imagination ? Ces concepts relèvent de la philosophie politique et morale la plus classique, j’en conviens, mais je ne vois pas comment on pourrait s’en passer pour comprendre la nature, l’histoire et les transformations des divers régimes politiques, qu’ils soient démocratiques ou totalitaires.


[1]« L’automne du totalitarisme », Libération, 10 juillet 1989 ; repris dans Le Temps présent, 2007, p. 625.

[2]La Complication, Fayard, 1999, p. 5.

[3]Ibid.

[4]Ibid., p. 258.

[5]« Le Pouvoir » [30 mai 2000], repris dans Le temps présent, p. 980.

[6]C’est aussi la raison de la reprise en main récente de Hongkong, et une des raisons (outre le nationalisme) de la volonté de reconquérir Taïwan : aucune société politique composée de Chinois ne doit pouvoir vivre en démocratie.

[7]L’article a été repris dans Le Temps présent (Belin, 2007), p. 625-630.

[8]L’Invention totalitaire, Fayard, 2nde édition, 1994, p. VI.

[9]Ibid., p. VII.

[10]« Le pouvoir », Le Temps présent, p. 984.

[11]L’Invention totalitaire, préface, p. VIII.

[12]« L’automne du totalitarisme », Le Temps présent, p. 628

[13]« L’automne du totalitarisme » [Libération, 10 Juillet 1989], in Claude Lefort, Le Temps présent. Ecrits, 1945-2005, Belin, 2007, p. 625-626.

[14]Le spectre de l’échec du communisme soviétique hante toujours les dirigeants chinois. Dans l’entretien cité plus bas entre Brice Pedroletti et Chloé Froissart (Le Monde, avril 2021), le premier fait observer que « la grande hantise de Xi Jinping, c’est la disparition du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) : ‘pas un seul homme pour le défendre’, dit-il en 2013 ». Et la seconde confirme : « En lançant la glasnost et la perestroïka, Mikhaïl Gorbatchev a enclenché un processus qui lui a échappé et a été l’artisan de la chute du PCUS et de la dislocation de l’URSS. C’est devenu le contre-modèle pour la Chine. »

[15]Peut-être pourrait-on comprendre l’opposition entre Liu et Mao, à partir de 1962 à partir de cette divergence fondamentale : après la catastrophe du Grand Bond en avant (catastrophe humaine, mais aussi catastrophe pour le Parti), Liu aurait voulu un développement dans la stabilité, tandis que Mao (qui voulait par ailleurs reprendre sur son pouvoir sur le Parti [il en avait perdu beaucoup dans cette affaire]) pensait que la stabilisation entraînerait immanquablement une dépolitisation, une « bureaucratisation » (une fonctionnarisation), et donc un affaiblissement du pouvoir du Parti semblable à celui qu’il voyait se profiler en URSS. Cela donnerait un sens politique à l’accusation, par ailleurs absurde et calomniatrice, de Mao à l’égard de Liu (et de Deng) à l’époque de la Révolution culturelle). Mais là, je parle totalement en-dehors de mes compétences !

[16]« Le phénomène [totalitaire] se dérobe, pour une part, à la perspective de l’historien, comme à celle du sociologue ou de l’économiste. » (La Complication, p. 186)

[17]J’ai notamment beaucoup appris de Alexander V. Pantsov (with Steven I. Levine), Deng Xiaoping, A Revolutionary Life, Oxford UP, 2015.

[18]“Reculer les frontières du possible” [Esprit, Janvier 1981], repris dans Le Temps présent, p. 429-430

[19]Contemporary Chinese Political Economy and Strategic relations: An International Journal, Vol. 5, No. 2, June/Aug. 2019, pp. 595-617.

[20]Je souligne en gras.

[21]« Chine : « La volonté du PCC d’éradiquer tout ce qu’il ne peut pas absorber révèle plus de fragilité que de force », par Brice Pedroletti, entretien avec la sinologue Chloé Froissart (publié le 4 avril 2021, mis à jour le 5 avril 2021).

[22]Entre autres travaux sur ce sujet, j’ai trouvé des informations précieuses et des idées qui m’ont paru éclairantes dans Nathan Sperber, « Ni socialisme, ni libéralisme : le capitalisme d’état en chine », in Anne Cheng (dir.), Penser la Chine, Gallimard ‘Folio’, 2021, p. 361-390.

[23]Évidemment, on peut toujours s’en tirer par l’idée que c’est une concession nécessaire dans la période de de développement et de modernisation de la Chine, et que, une fois celle-ci arrivée à maturité, les exigences socialistes voire communistes reprendront le dessus. Lors de ces quatre cents entretiens qui lui ont fourni la matière de son livre Rouge vif. L’idéal communiste chinois (éditions de l’Observatoire, 2020), Alice Ekman a rencontré un certain nombre de cadres du Parti et d’intellectuels chinois pour qui la période actuelle doit être comprise comme une sorte de NEP prolongée. Mais la direction du Parti, elle, n’annonce pas un retour de balancier vers l’idéal communiste pour demain, ni même après-demain. Une NEP de 40 ans déjà et dont on ne voit pas la fin, c’est long !

[24]« La logique totalitaire », in L’invention démocratique, p. 98-100.

[25] Dans sa préface de 1994 à L’Invention totalitaire, Lefort contraste l’incompréhension des « sociologues » face au phénomène totalitaire et à sa logique avec l’intelligence des dissidents : « Seul le petit nombre de ceux qui furent capables de se penser comme des dissidents ou bien que leur foi religieuse préservait, pouvait forger la notion d’un système totalitaire. » (p. VII) Jusqu’à un certain point, il a raison. Mais il semble oublier que les dirigeants eux aussi étaient bien placés pour savoir de quoi il retournait, même s’ils ne le disaient jamais publiquement, mais seulement entre eux, et encore à demi-mot. Mais on entre là dans le registre de la double-pensée.

[26]Pour mieux faire comprendre mon idée, je dirai que le recours au concept poppérien de situation de problème pourrait s’avérer ici fort utile car il pourrait offrir le moyen d’articuler deux problèmes : le problème politique qui se posait à ces dirigeants (que faire ?), et le problème de connaissance et de compréhension qui se pose à nous (comment décrire leur problème et comment rendre compte de la manière dont ils ont essayé de le résoudre ?) Mais les traditions de pensée auxquelles appartiennent respectivement Popper et Lefort n’ont pas grand-chose en commun, et elles sont même opposées.