Jean-Jacques Rosat
« Le libéralisme a un seul but premier : s’assurer les conditions politiques qui sont nécessaires à l’exercice de la liberté personnelle », écrit judicieusement la philosophe américaine Judith Shklar. Elle en distingue différentes sortes selon la nature de ces conditions : le « libéralisme des droits naturels », fondé par John Locke à la fin du XVIIe siècle en réponse aux guerres civiles, sociales et religieuses en Angleterre ; et le « libéralisme du développement personnel », élaboré par John Stuart Mill au milieu du XIXe, à une époque où l’extension des pouvoirs de l’État sur la vie sociale devenait une menace pour l’autonomie des individus. Marquée elle-même par l’expérience de la terreur et de la destruction de l’Europe de l’Est sous les coups conjugués du stalinisme et du nazisme (d’origine juive, elle a fui la Lituanie en 1940, à l’âge de douze ans), Judith Shklar voit dans la cruauté le mal suprême ; elle défend un « libéralisme de la peur », dont la visée est « de réduire les abus potentiels de pouvoir afin d’alléger le poids de la peur et des privilèges qui pèsent sur les épaules de tout adulte[1] ».
Le libéralisme selon Orwell est d’une autre sorte. Dans sa chronique À ma guise du 10 février 1944, c’est au concept de vérité objective qu’il l’associe étroitement : « Ce qu’il y a de véritablement effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque au concept de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir. […] On peut espérer que la mentalité libérale – qui conçoit la vérité comme quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir, et non comme quelque chose que l’on peut fabriquer selon les besoins du moment – survivra[2] ». Depuis la guerre d’Espagne jusqu’à 1984, Orwell a défendu cette idée en toute circonstance : la préservation de la vérité objective et de la capacité de chaque individu à former des jugements objectivement vrais est la condition première et absolument nécessaire d’une vie libre ; elle n’est certainement pas suffisante, mais les autres conditions (l’éducation et l’égalité, par exemple) s’effondrent ou se retournent en causes d’assujettissement si elle n’est pas remplie. Pour Orwell, écrit James Conant, « la capacité à produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté de pensée et d’action sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. […] La préservation de liberté et la préservation de la vérité représentent à ses yeux une seule et indivisible tâche, qui est commune à la littérature et à la politique[3]. » C’est le principe de ce que je propose d’appeler le « libéralisme de la vérité ».
Que le lecteur de gauche – radical, très radical ou modéré – veuille bien ne pas se rétracter, s’indigner ou s’esclaffer devant un mot, « libéralisme », devenu bannière ou épouvantail, et poursuivre sa lecture quelques pages encore. Le libéralisme dont il est ici question est exclusivement politique ; il n’implique aucune doctrine économique particulière, ni l’adhésion au capitalisme. Ainsi, la dette des courants socialistes libertaires, non étatiques et anti-autoritaires, envers les grands penseurs libéraux du XVIIIe siècle a été souvent soulignée, par Rudolf Rocker notamment et aujourd’hui par Noam Chomsky[4]. Orwell n’a jamais vu de contradiction entre le socialisme par en-bas, égalitaire et démocratique pour lequel il se battait, et la « mentalité libérale ». Bien au contraire, au cœur de sa pensée politique il y a l’idée que, s’il n’assume pas l’héritage libéral, le socialisme devient le pire obstacle à toute politique d’émancipation. L’histoire du XXe siècle ne lui donne pas tort : toutes les tentatives de réaliser le socialisme en méprisant la « mentalité libérale » et en la combattant ont débouché sur des formes de domination inédites, sur l’inégalité, l’asservissement et les massacres de masse. Comme l’écrit James Conant, « une fois qu’a été effacée toute capacité à répondre de ses propres discours sauf devant les exigences de ceux qui se trouvent avoir le pouvoir, les vies de ceux qui n’ont pas le pouvoir sont noyées sous la cruauté ». Les habitants du monde de 1984 où « le concept même de vérité objective est en train de disparaître » ont pour seule image de leur avenir « une botte piétinant un visage humain […] éternellement».
Toutefois, cette idée qu’il existe une relation essentielle (non pas extérieure et contingente mais interne et nécessaire) entre vérité objective et liberté ne va pas de soi, et le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas à la mode. Pour les constructivistes, l’idée de la vérité « comme quelque chose qui existe en dehors de nous » relève d’une métaphysique obsolète et d’une conception dogmatique du savoir[5] ; pour les disciples de Foucault, nous sommes censés avoir appris de lui que « la vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent[6] » ; et l’idée s’est largement répandue que, puisqu’en démocratie chacun compte pour un et qu’aucune instance ne saurait avoir autorité sur les consciences, l’idée de vérité objective est incompatible avec la démocratie : les seules philosophies appropriées seraient des variantes plus ou moins radicales de la formule « à chacun sa vérité ». Richard Rorty écrit par exemple : « Si vous êtes un partisan sincèrement convaincu de la démocratie, vous serez favorable » non pas à la conception réaliste (qui voit la vérité « comme quelque chose qui existe en dehors de nous ») mais « à la thèse utilitariste et pragmatiste : notre volonté de vérité n’est pas distincte de notre volonté de bonheur[7]. »
« C’est une thématique familière de la critique contemporaine, rappelle Bernard Williams, que de dire que les Lumières ont provoqué la naissance de systèmes d’oppression sans précédent, à cause de leur croyance en une vérité extérieure, objective, concernant les individus et la société. » Et il appelle non pas « sceptiques » mais « négateurs » les philosophes qui sont « enclins à écarter absolument l’idée que la vérité fasse l’objet de notre enquête[8] ». De ce courant philosophique et, plus largement, de ce style de pensée qui s’est très largement répandu dans les sciences humaines et en histoire des sciences depuis une cinquantaine d’années, Rorty a certainement été, depuis la parution de Philosophy and the Mirror of Nature[9] en 1979 jusqu’à sa mort en 2007, le représentant le plus clair (donc aussi le plus franc), le plus éclairé et le plus éclairant. « Nous, les pragmatistes, déclare-t-il, nions que la recherche de la vérité objective soit la recherche d’une correspondance avec la réalité, et poussons à la considérer comme la recherche du plus large accord intersubjectif possible. » Par conséquent, « dire que la vérité est notre but, c’est dire simplement quelque chose comme : nous espérons justifier notre croyance devant un public aussi nombreux et divers que possible ».
Mettant en application ses propres maximes, Rorty a lui-même consacré un chapitre entier de son livre Contingence, ironie et solidarité à Orwell et à 1984 : se réclamant du libéralisme de la peur, il s’emploie à montrer que ce qui est essentiel dans ce roman, c’est la cruauté, « le fantasme de la torture sans fin ; […] la question de “la possibilité de la vérité” est un leurre »[10]. Si O’Brien met toute sa dialectique de philosophe et toute son ingéniosité de tortionnaire à obtenir de Winston qu’il cesse de croire que « 2 + 2 = 4 », ce n’est pas que les vérités, arithmétiques ou autres, aient aux yeux d’Orwell une quelconque importance ; il se trouve simplement que Winston tient à cette croyance-là plus qu’à toute autre, et le moyen le plus puissant de briser l’esprit d’un individu est de détruire ses croyances fondamentales, celles où son identité est en jeu. Pour cet exercice de cruauté mentale, n’importe quelle autre croyance vraie ou fausse aurait fait l’affaire, pourvu qu’elle ait parue essentielle à Winston. Selon les normes de l’épistémologie et la philosophie politique postmodernes, le libéralisme de la vérité est irrecevable : c’est une vieillerie encombrante à jeter au rebut.
Cette lecture de 1984 se veut provocante et paradoxale (Rorty se définit lui-même comme un « ironiste »), mais elle est extravagante au regard du texte et, pour tout dire, révisionniste. C’est pour lui répondre que James Conant a publié l’essai qu’on va lire[11] : quelles raisons ont conduit Orwell à affirmer l’existence d’un lien essentiel entre vérité objective et liberté ? de quelle manière ce lien se manifeste-t-il dans 1984 ? quelles raisons avons-nous aujourd’hui de souscrire à cette idée et de refuser à Rorty à la fois son interprétation d’Orwell et ses idées sur la vérité et la liberté ? à quelles difficultés insurmontables son déni du concept de vérité objective conduit le penseur postmoderne dès qu’il est question de totalitarisme et de démocratie ?
Le chapitre VII de cet essai (qui est le plus long et le plus facile d’accès au lecteur non philosophe) est, à ma connaissance, l’analyse textuelle, politique et philosophique la plus complète et la plus aboutie du libéralisme de la vérité tel qu’il apparaît dans 1984. Qu’est-ce qu’asservir un esprit ? C’est la question qu’explore le roman tout entier. Y sont décrits essentiellement des dispositifs intellectuels et psychologiques qui produisent une dislocation du sens de la réalité : la mutabilité du passé (les faits qui ont eu lieu disparaissent et sont remplacés par d’autres sans cesse réinventés), le novlangue (les concepts sont modifiés de façon à rendre impensables de nombreuses pensées sur le monde et sur soi), la « double-pensée » (on ne survit dans ce monde que si l’on parvient à ne pas croire ce qu’on sait vrai et à croire ce qu’on sait faux).
Dans le monde de 1984, chacun vit coupé de la réalité et de ses propres concepts : peu importe qu’une affirmation corresponde ou non à ce qui est ; ce qui compte, c’est qu’elle soit conforme au consensus social du moment, c’est-à-dire aux exigences, explicites ou non, du pouvoir. On comprend, par contraste, pourquoi la vérité objective est condition de la liberté : puisqu’elle est « quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir », elle est hors de tout pouvoir humain, et l’esprit qui y a accès échappe de ce seul fait à toute emprise. Tant que Winston continue de croire que « 2 + 2 = 4 », il reste libre face à Big Brother[12].
Mais, montre Conant, le « scénario totalitaire » (comme il l’appelle) est doublement incohérent. Dans ses normes, d’abord : il faut croire A parce que le pouvoir l’exige, mais il faut croire qu’on ne le croit qu’au motif qu’A est vrai. Ainsi, quand O‘Brien lui montre quatre doigts, Winston doit croire qu’il en voit cinq ; mais il doit croire en même temps que, s’il le croit, ce n’est pas parce que O’Brien l’ordonne mais parce qu’il y a bel et bien cinq doigts. Le scénario totalitaire n’est donc pas un système alternatif aux normes communes du vrai ; il n’abolit ni ne change le concept de vérité objective ; il en fait un usage perverti et n’est lui-même qu’une dégénérescence. Il est incohérent également dans son rapport au réel : si grand que soit leur pouvoir, en effet, les dictateurs de 1984 ne peuvent faire qu’un événement passé n’ait pas eu lieu ou que « 2 + 2 = 5 » ; « la vérité continue d’exister, pour ainsi dire, derrière leur dos », dit Orwell, et la société ne peut continuer à fonctionner que si un certain nombre de vérités sont reconnues selon des critères d’observation et de raisonnement communs, indépendants de l’autorité du Parti. La toute-puissance est un fantasme, et les habitants de cette société sont condamnés à la schizophrénie. « 1984 est un cauchemar cognitif[13]. »
Cette double incohérence a deux sortes de conséquences. Politiques bien sûr : plus des scénarios totalitaires se développent au sein d’une société (à travers la propagande, les médias, l’éducation, etc.), plus l’ajustement au réel est coûteux pour celle-ci. Philosophiques également : aucun système de normes cognitives ne peut survivre qui ne repose pas sur le concept d’une vérité « existant en dehors de nous » et les philosophes postmodernes n’ont, pas plus que les dictateurs de 1984, le pouvoir d’en créer un qui soit cohérent et viable. On peut imaginer tous les « régimes de vérité » qu’on voudra ; la question de l’adéquation au réel finira par se poser et le concept de vérité objective, qu’on avait cachée sous le tapis, ressurgira nécessairement.
De quel concept de vérité le libéralisme orwellien a-t-il besoin ? Pour assumer le concept de « vérité objective », est-on tenu d’adopter un réalisme métaphysique de type traditionnel, comme l’affirme Peter van Inwagen ? Ou bien, en s’appuyant sur Wittgenstein et sur Putnam, peut-on concevoir un réalisme ordinaire, non métaphysique, reposant sur nos usages les plus courants du concept de vérité, comme le pense Conant lui-même ? Dans les chapitres II à V, Conant reformule d’une manière nécessairement schématique, parfois un peu technique, mais très pédagogique et particulièrement éclairante, les trois options : réalisme ordinaire, réalisme métaphysique, antiréalisme de Rorty (qui se veut antimétaphysique mais que Conant juge hanté par le souci métaphysique). Comme toujours en philosophie, on peut ne s’estimer convaincu par aucune des solutions en présence. Mais cette manière de présenter le débat permet au moins de voir qu’il existe entre le réalisme métaphysique fort et l’antiréalisme radical rortien un vaste espace pour d’autres positions, et qu’il n’y a aucune raison de se laisser enfermer par les gens comme Rorty dans un dilemme du type : si vous croyez à la vérité objective, vous êtes nécessairement métaphysicien ; si vous ne voulez plus de métaphysique, vous devez vous passez de la vérité objective.
Sans entrer ici dans le débat, je me permettrai deux remarques. La première est qu’il faut distinguer, je crois, entre décrire le concept de vérité tel que nous l’utilisons et bâtir une théorie ou une doctrine philosophique de la vérité. Par exemple, il est clair que si je dis « Il y a une bouteille sur la table », cette affirmation est vraie si, et seulement, si il y a effectivement une bouteille sur la table ; dire qu’elle est vraie, au sens le plus ordinaire et le plus élémentaire, c’est dire qu’elle correspond à la réalité, à ce qui est. Cette correspondance est un trait du concept de vérité ; si quelqu’un disait « L’affirmation “Il y a une bouteille sur la table” est vraie, et il n’y a aucune bouteille sur la table », nous aurions affaire à un non-sens et nous serions fondé à douter qu’il connaisse le sens et l’usage du mot « vrai ». Jusqu’ici, je n’ai fait que relever un trait caractéristique du concept de vérité, tout à fait trivial, au sujet duquel il paraît difficile d’imaginer un désaccord. Mais, à partir de là, je peux vouloir définir la vérité (« La vérité est la correspondance entre un énoncé et un fait ») et bâtir une théorie philosophique de la vérité comme correspondance. C’est une entreprise longue et difficile : de nombreux philosophes s’y sont engagés depuis 2 500 ans ; elle se heurte à des objections fortes et bien connues, auxquelles il existe des réponses également fortes et connues ; il y a d’autres théories bien connues (vérité-cohérence, théorie décitationnelle, etc.[14]), qui ont aussi des arguments pour elles et des objections contre elles ; et le débat se poursuit aujourd’hui, richement alimenté par de nouvelles distinctions conceptuelles et de nouveaux arguments. Mais, quoi qu’il en soit de ce débat, deux points, me semble-t-il, méritent d’être soulignés.
Premièrement, toute théorie ou doctrine philosophique de la vérité doit tenir compte des traits caractéristiques du concept ordinaire de vérité et, si possible, en rendre compte ; une théorie qui en ignorerait un ou plusieurs se discréditerait elle-même. Deuxièmement, quand bien même aucune théorie de la vérité ne parviendrait à faire l’unanimité parmi les philosophes (et après tout, c’est bien la situation dans laquelle nous sommes depuis 2 500 ans), la solidité et la fiabilité du concept ordinaire de vérité n’en serait aucunement entamées. Nos concepts ne sont pas rendus branlants par les désaccords des philosophes, et l’échec de telle ou telle théorie de la vérité n’a jamais rendu illégitimes ou inopérants le concept lui-même et les usages que nous avons. Beaucoup de métaphysiciens (mais pas tous) croient que nos concepts et nos idées sont voués à l’effondrement s’ils ne reçoivent pas un fondement philosophique ; beaucoup d’anti-métaphysiciens (mais pas tous) croient que, puisqu’ils ne sont pas fondés philosophiquement, nos concepts et nos idées en sont chamboulés ou abolis ; mais ce sont seulement des illusions de philosophes ou, comme disait Diderot, des « idiotismes de métier ».
Ma deuxième remarque est que, dans ces controverses entre réalistes et antiréalistes où l’esprit s’embrouille vite, on a quelque chance de le garder plus clair si l’on tient ferme sur la différence entre « sens » et « critère ». Comme l’écrit plaisamment Russell, « lorsqu’on souhaite savoir si un certain livre se trouve dans une bibliothèque, on consulte le catalogue : les livres qui y sont mentionnés se trouvent probablement dans la bibliothèque, ceux qui n’y sont pas mentionnés ne s’y trouvent probablement pas. Le catalogue fournit donc un critère pour savoir si un livre se trouve ou non dans la bibliothèque. Mais, même si l’on suppose un catalogue parfait, il est évident que, lorsque nous disons que le livre est dans la bibliothèque, nous ne voulons pas dire qu’il est mentionné dans le catalogue. Nous voulons dire que le livre réel doit se trouver quelque part dans les rayonnages[15]. ». Poursuivons : si le catalogue a brûlé et si la bibliothèque est fermée, nous n’avons plus de critère pour savoir si tel livre y figure ou non ; mais l’affirmation « le livre est dans la bibliothèque » garde tout son sens et elle sera vraie ou fausse selon que le livre y est ou non.
Transposons : une fois que les dirigeants de 1984 ont falsifié toutes les archives et reformaté les mémoires de tous les habitants, on ne dispose plus d’aucun critère pour décider si l’événement E a eu lieu ou non ; mais la phrase « E a eu lieu » garde tout son sens, et elle reste vraie ou fausse selon que E a eu effectivement lieu, ou non. Pour conserver cette précieuse distinction entre sens du mot « vrai » et critère de vérité, il faut concevoir la vérité « comme quelque chose qui existe en dehors de nous ».
Un des résultats les plus remarquables de cette confrontation entre le roman d’Orwell et son interprétation postmoderne par Rorty, c’est qu’elle met en lumière les fortes ressemblances entre certaines idées de celui-ci et celles d’O’Brien, qui est dans 1984 la figure satirique et paroxystique de l’intellectuel de pouvoir, à la fois haut dirigeant du Parti, philosophe et tortionnaire. Ils se retrouvent notamment sur un point décisif : ils rejettent l’un et l’autre toute distinction entre ce qui est vrai parce que conforme à des faits indépendants de nous et ce qui passe pour vrai parce que faisant l’objet d’un consensus dans notre société. Cette distinction est un trait caractéristique et basique de notre concept de « vrai » . Sa destruction est le but fondamental des dirigeants de 1984 : n’est vrai que ce que les esprits des membres du Parti tiennent collectivement pour vrai ; Orwell appelle cela du « solipsisme collectif ». En remplaçant l’objectivité par la solidarité, Rorty rend cette distinction tout aussi impensable ; il s’interdit par là-même toute compréhension du roman d’Orwell (à contorsionner une interprétation extravagante où la question de la vérité n’a plus aucune place). Pire, dans le conflit décisif entre le libéral Winston et O’Brien le totalitaire, sa conception de la vérité le range, sur ce point, dans le camp d’O’Brien. On observera au passage que, sur ce même point, Foucault est dans le même camp. Comme le relève Jacques Bouveresse, « la plupart des expressions foucaldiennes typiques dans lesquelles le mot “vérité” intervient comme complément – “production de la vérité”, “histoire de la vérité”, “politique de la vérité”, “jeux de vérité”, etc. – reposent sur une confusion peut-être délibérée entre deux choses que Frege considérait comme essentiel de distinguer : l’être-vrai et l’assentiment donné à une proposition considérée comme vraie[16] ».
On est alors amené à se demander si les idées postmodernes sont aussi favorables à la liberté et à la démocratie que leurs défenseurs l’affirment : ne le seraient-elles pas plutôt à leurs ennemis ? De sa lecture de 1984, Conant tire sur ce point deux conclusions. Premièrement, comme le montre l’usage que fait O’Brien de certains arguments antiréalistes, « des éléments théoriques qui, dans un contexte donné, n’ont d’importance que “purement philosophique” peuvent, dans un contexte différent, être liés à des modes de pensée et d’action susceptibles d’avoir des effets substantiels et nocifs sur les vies humaines. Par conséquent, on ne peut dire que certains éléments de théorisation philosophiquement sophistiquée sont des trucs à peu près inoffensifs sans examiner (a) en vue de quels usages cette théorisation est proposée, (b) dans quels contextes institutionnels et politiques ces usages sont mis en œuvre, et (c) quelles conséquences pratiques ces usages s’avèrent avoir dans ces contextes ». Deuxièmement, si, comme on le voit dans 1984, le contrôle des consciences passe par la destruction du sens du réel et par l’éradication du concept de vérité objective, l’antiréalisme n’est pas seulement utile à l’assujettissement des esprits, il lui est indispensable. Comme le montrent les dialogues entre Winston et O’Brien, « certaines des transformations les plus radicales de la vie sociale, culturelle et politique ne peuvent être réalisées sans s’appuyer sur une utilisation stratégique totalitaire de formes sophistiquées de pseudo-théorisation philosophique ».
Quelles sont ces idées sophistiquées, demandera-t-on ? Toutes celles qui ont pour effet d’affaiblir ou de briser la capacité de tout un chacun de reconnaître et de dire que deux et deux font quatre. Si celle-ci est préservée, tout le reste suit.
[1]Judith Shklar, « The liberalism of fear » [1989], Political Thought, Political Thinkers, édité par Stanley Hoffmann, Chicago UP, 1998, p. 3, 8-9 & 13.
[2]Orwell, À ma guise, § 10, Agone, 2008, p. 81-82
[3]James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité, Agone, 2012, p. 154.
[4] Selon Noam Chomsky, « contrairement à sa version contemporaine, le libéralisme classique […] s’attachait principalement au droit des individus à contrôler leur propre travail et à la nécessité d’un travail créatif libre sous son propre contrôle – le droit à la liberté et à la créativité humaine. Pour un libéral classique, le travail salarié capitaliste aurait paru totalement immoral parce qu’il entrave le besoin fondamental des gens à contrôler leur propre travail : vous êtes l’esclave de quelqu’un d’autre. […] En fait, il n’existe pas de points de vue plus antithétiques que libéralisme classique et capitalisme. » (Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, Aden, 2005, t. II, p. 201, 210 ; de Rudolf Rocker, lire Nationalisme et culture [1937], Les éditions libertaires & CNT-RP, 2008.
[5]Pour une discussion critique des idées du constructivisme contemporain, lire Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance [2006], traduit par Ophelia Deroy, préface et annexes de Jean-Jacques Rosat, Agone, 2009.
[6]Michel Foucault, « Entretien » [1977], Dits et écrits, Gallimard, 2001, vol. II, p. 160.
[7]Cité par Conant, op.cit., p. 7.
[8]Bernard Williams, Vérité et véracité [2002], traduit par Jean Lelaidier, Gallimard, 2006, p. 16-17.
[9]Richard Rorty, L’Homme spéculaire, traduit par Thierry Marchaisse, Seuil, 1990.
[10]Richard Rorty, « Le dernier intellectuel en Europe. La cruauté selon Orwell », Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, 1993, p. 233-257.
[11]James Conant, « Freedom, Cruelty and Truth : Rorty versus Orwell », in Robert Brandom (dir.), Rorty and his Critics, Blackwell, 2000, p. 268-342.
[12]J’ai exposé cette conception (et expliqué sa différence avec l’idée classique que la connaissance rend libre) dans « Russell, Orwell, Chomsky : une famille de pensée et d’action », Agone, 48, 2010 ; repris in Jean-Jacques Rosat, Chroniques orwelliennes, « La philosophie de la connaissance au Collège de France », 2012, Chronique n°9, §§ 13-23, https://books.openedition.org/cdf/2113 >
[13]Judith Shklar, « Nineteen-Eighty-Four : Should Political Theory Care ? », Political Thought, Political Thinkers, op. cit., p. 344-345.
[14]Pour une présentation élémentaire de ces différentes théories, lire par exemple Pascal Engel, La Vérité, Hatier, 1998.
[15]Bertrand Russell, « La conception de la vérité de William James » [1908], Essais philosophiques, traduit par Jean-Pierre Cometti et François Clementz, PUF, 1997, p. 173-174.
[16]Jacques Bouveresse, « L’objectivité, la connaissance et le pouvoir », in Nietzsche contre Foucault, Agone, 2016.
Une réalisation Goélette