Rationalité, vérité & démocratie

Le combat philosophique et politique de Bertrand Russell contre la Première Guerre mondiale

Préface à Bertrand Russell, Pacifisme et révolution, Textes 1914-1918, Agone, 2014

Jean-Jacques Rosat

Le philosophe Bertrand Russell s’est dressé publiquement contre la Première Guerre mondiale dès la première heure et jusqu’à la dernière. Le 4 août 1914, le jour où la Grande-Bretagne déclare la guerre, il exprime son opposition absolue dans un article si virulent contre le gouvernement qu’il est refusé. En 1918, il passe tout l’été en prison, où son pacifisme sans relâche et sans concession a fini par le conduire.

En 1914, Russell a 42 ans. Jusqu’alors, il s’est consacré presque exclusivement à la logique et à la philosophie des mathématiques et de la connaissance. Les trois volumes des Principia Mathematica (1910-1913), qu’il a publiés avec Norbert Whitehead, sont un des ouvrages fondateurs de la logique moderne, et placent son nom aux côtés de ceux d’Aristote et de Leibniz dans l’histoire de la pensée. Une poignée de ses articles viennent, conjointement avec ceux de George Moore, de balayer l’idéalisme néo-hégélien qui dominait jusqu’alors la philosophie britannique, et de créer un nouveau style de philosophie, à la fois réaliste et scientifique, jetant des bases pour ce qui deviendra, dans les années 1930, la philosophie analytique.

Dès que la guerre éclate, Russell met ses recherches de côté. Il s’engage tout entier dans le militantisme pacifiste et dans l’élaboration d’une pensée politique radicale, capable d’affronter les problèmes que la guerre soulève ou révèle, et de dessiner les traits d’une société libre, démocratique et pacifique pour l’après-guerre. Il ne revient à la philosophie théorique qu’épisodiquement, notamment dans la dernière année, quand les possibilités d’une paix négociée et équilibrée en Europe et d’une révolution en Grande-Bretagne lui apparaissent de plus en plus illusoires. Entre 1914 et 1918, il donne sur la guerre, et sur les transformations sociales et politiques qu’implique le combat contre elle, de nombreuses conférences dans tout le pays. Il publie quatre livres, une vingtaine d’essais en brochures ou dans des revues, et une bonne centaine d’articles de presse.

Mais il ne s’en tient pas à ce rôle de conférencier, d’écrivain et de penseur. En mars 1916, il s’engage dans la No Conscription Fellowship (NCF, Amicale contre la conscription), une association qui regroupe les objecteurs de conscience et tous ceux qui les soutiennent dans leur combat contre la conscription (celle-ci vient d’être votée en janvier). Pendant deux ans (jusqu’en janvier 1918), il y est une sorte de permanent bénévole et en devient l’un des piliers : il écrit des tracts, des lettres, intervient auprès des autorités (ministres, hauts fonctionnaires) et participe à d’innombrables réunions, où il joue souvent un rôle de conciliateur entre les différents courants. Durant toute l’année 1917, comme les jeunes dirigeants sont tous en prison pour leur refus de porter l’uniforme (lui-même est trop âgé pour être mobilisable), il en sera même le président par intérim, avec toutes les tâches d’administration et d’organisation que cette responsabilité implique. En juillet 1916, il tient une série de trente-cinq meetings pour une paix négociée immédiate dans le Sud du pays de Galles, devant des auditoires populaires, militants et ouvriers ; et c’est devant le même type d’auditoire, à Manchester et Birmingham, qu’il donne quelque mois plus tard ses conférences « Le monde que l’on peut faire ». Au printemps 1917, la première révolution russe, celle de février, lui semble ouvrir la perspective d’une conjonction entre le pacifisme et un vaste mouvement ouvrier, démocratique et socialiste. Il n’est pas le seul à y croire : le 3 juin, à Leeds, il prend la parole devant une grande convention où plus d’un millier de délégués votent, entre autres, une motion pour la création de soviets en Grande-Bretagne.

Cette activité débordante et ses prises de position radicales ne sont guère appréciées du gouvernement de guerre, qui voudrait bien le faire taire. Mais comment ? Russell est une personnalité peu commune : il appartient à la plus haute société aristocratique britannique ; son grand-père, Lord John Russell, deux fois Premier Ministre, a été fait comte par la reine Victoria, et son frère aîné siège à la Chambre des lords ; étudiant à Cambridge, il est entré dans la très étroite et plutôt secrète Société des Apôtres, dont les membres (de Keynes à Leonard Woolf) sont l’élite de l’élite intellectuelle britannique de l’époque. Faire de lui un martyr pourrait être politiquement coûteux. De juin à septembre 1916, les autorités multiplient les mesures contre lui, tout en prenant bien garde de ne pas l’emprisonner : lourde amende pour la rédaction d’un tract qu’il a crânement assumée ; retrait de son passeport pour lui interdire d’aller enseigner à Harvard, où il avait été invité pour six mois (et d’où il aurait risqué de faire de la propagande contre l’entrée en guerre des États-Unis) ; exclusion de Cambridge, son université ; enfin, bannissement de toutes les régions côtières (un tiers du territoire) comme s’il était un espion. Le principal effet de ces mesures est que, privé de traitement, il est renforcé dans l’idée, qu’il caresse depuis un certain temps, de s’éloigner de l’université, et de vivre de sa plume et de ses conférences. Mais, à partir de l’été 1917, la situation change : une répression systématique s’abat sur les organisations pacifistes et socialistes, sur leurs leaders, leurs militants et leurs journaux. La propagande anti-pacifiste, mieux organisée, devient massive, et Russell et ses amis sont de plus en plus isolés. En février 1918, il devient possible de le condamner à six mois de prison sans susciter de réaction dans l’opinion. Ses proches pourront juste obtenir in extremis qu’on lui épargne les conditions d’internement extrêmement dures de la seconde division, qui auraient pu être ruineuses pour sa santé.

Russell n’est évidemment pas le seul en Europe ou aux États-Unis à s’être opposé à la Première Guerre mondiale dès le premier jour, et à s’être engagé contre elle corps et âme. Beaucoup l’ont fait, comme ils ont pu, là où ils étaient – gens ordinaires,   militants, dirigeants politiques ou syndicaux, artistes, écrivains, intellectuels. Mais parmi les philosophes de renom, Russell est le seul. Tous les autres acceptent la guerre, avec enthousiasme, résignation ou sens du devoir : Husserl et Whitehead se conduisent en patriotes dignes et discrets (ils perdront l’un et l’autre un fils) ; Cassirer travaille au bureau de presse du ministère de la Guerre à Berlin ; Wittgenstein s’engage ; Bergson met dès les premiers jours sa philosophie au service de la France ; Alain est pacifiste, mais, pour des raisons morales et civiques, il s’engage, et il ne publiera contre la guerre qu’une fois celle-ci terminée ; quant à Dewey, il soutiendra l’entrée en guerre des États-Unis.

En 1914, Russell n’a pas de philosophie politique, mais il a des convictions fortes que le déclenchement de la guerre vient heurter de plein fouet. Il est rationaliste : le déferlement de passions nationalistes est du délire, et il n’y a pas un seul argument valable qui puisse justifier cette guerre absurde. Il est libéral : il n’y a pas d’atteinte plus forte à la liberté d’un individu et à sa conscience que la contrainte qu’exerce sur lui l’État pour l’obliger à tuer ou à être tué. Il est progressiste : quelle qu’en soit l’issue, cette guerre fera inéluctablement régresser politiquement et moralement toutes les nations européennes, les victorieuses comme les vaincues ; elle met en danger la civilisation.

Sous le choc, Russell est ébranlé mais il ne cède rien : après neuf mois de discussions passionnées avec D. H. Lawrence, entre janvier et septembre 1915, enthousiastes d’abord puis d’une extrême violence, il rompt définitivement avec le romancier qui voulait l’entraîner vers une philosophie de la vie irrationaliste et antidémocratique, plus ou moins nietzschéenne. Mais il est trop lucide pour s’illusionner : cette guerre ne sera pas une courte parenthèse de barbarie après laquelle l’humanité pourrait reprendre sa marche en avant. Elle fait surgir – sur la nature humaine, sur les rapports entre l’individu, l’État et la société, sur le progrès – des questions qui obligent Russell à s’engager sur des voies nouvelles, non pour atténuer les principes dont il se réclame ou les mélanger à d’autres, mais pour les reprendre à son propre compte dans toute leur radicalité et comprendre à quelles conséquences inédites ils conduisent dans la situation présente. C’est la guerre qui a fait entrer Russell dans une réflexion politique originale. C’est dans son combat contre la guerre qu’il va élaborer, pendant quatre ans, les linéaments d’une pensée politique qui sera désormais la sienne toute sa vie durant. C’est la formation de cette pensée dans l’action, avec ses incertitudes et ses embardées, que nous font connaître les écrits de guerre rassemblés dans ce livre.

Raison et vérité

À l’événement qu’est la guerre, Russell n’a pas de réponse toute prête. N’ayant pas de doctrine, pas de théorie, il n’a pas même de case où le faire entrer. Mais pour le décrypter et y faire face, il a deux socles sur lesquels s’appuyer : les solides habitudes de pensée qu’il a acquises en logique et en philosophie ; et son enracinement dans la tradition libérale britannique.

Il est frappant, d’abord, de voir à quel point il est imperméable à la propagande. Il veut des faits et des raisons. Les rumeurs sur les atrocités allemandes ? Il demande des témoignages fiables. La responsabilité allemande dans le déclenchement de la guerre ? Il décortique les documents diplomatiques et constate qu’il y a également une responsabilité britannique. Une guerre pour mettre fin à toutes les guerres ? L’idée est absurde : on ne combat pas la guerre par la guerre. La guerre contre le militarisme prussien et pour la démocratie ? Seuls des Allemands peuvent vaincre le militarisme chez eux ; quant à la Grande-Bretagne, plus la guerre durera, et plus le militarisme et la toute-puissance de l’État s’y renforceront.

Russell s’appuie ici sur la conception réaliste de la vérité qu’il a élaborée dans sa philosophie d’avant-guerre : est vrai ce qui correspond aux faits[1]. « La vérité, quelle qu’elle soit, est la même en Angleterre, en France, en Allemagne, en Russie et en Autriche. Elle ne s’adapte pas aux besoins nationaux, car elle est neutre par essence. Elle se tient à distance du fracas des passions et des haines, révélant, à ceux qui la cherchent, l’ironie tragique de ce conflit qui charrie avec lui un monde d’illusions. » Il est intraitable à l’égard de tous ceux qui la cachent ou la distordent : les dirigeants politiques britanniques qui ont passé des accords secrets avec d’autres nations et menti à leur peuple ; la presse – non tant les journalistes que les propriétaires des grands journaux comme le baron Northcliffe, qu’il tient pour l’un des principaux responsables de cette guerre ; et « les hommes de savoir », les savants et les professeurs qui, « en laissant la partialité colorer leurs pensées et leurs discours », ont trahi la vérité et se sont trahis eux-mêmes : « Eux qui devraient être accoutumés à la recherche de la vérité dans leur travail quotidien, ils auraient pu tenter, dans la circonstance présente, de s’en faire les porte-parole, de voir ce qu’il y a de faux dans leur propre camp, et ce qu’il y a de justifié dans le camp ennemi. […] Ils ont choisi de n’en rien faire. [2] »

Sous cette lumière crue, tous les discours qui font appel aux idéaux et aux valeurs les plus nobles pour légitimer la guerre et convaincre les peuples de s’y engager avec foi et ardeur apparaissent pour ce qu’ils sont : artificiels et vides. En authentique rationaliste, Russell tantôt les démonte méticuleusement pièce par pièce, et tantôt lâche contre eux les sarcasmes d’une ironie libératrice : « Cette guerre est triviale, malgré son ampleur. […] Lorsque deux chiens se battent dans la rue, personne ne suppose qu’autre chose que l’instinct puisse les y pousser, ou qu’ils seraient mus par des fins nobles et dignes. Mais s’ils étaient capables de ce qu’on appelle “penser”, si on leur avait enseigné que le Chien est un animal rationnel, […] l’un prétendrait se battre pour promouvoir la bonne sorte d’odeur (Kultur), et l’autre pour défendre la liberté canine imprescriptible de courir sur le trottoir (démocratie). Mais cela n’empêcherait pas les passants de voir que leur action est stupide, et qu’il convient de les séparer au plus vite. » Il n’est pas rare de trouver sous sa plume des paragraphes écrits dans la veine de Swift. Ainsi, quand il fait la proposition d’un moyen beaucoup plus économique que la guerre pour assassiner, mutiler et rendre fous des millions de jeunes gens, il est difficile de ne pas penser à la Modeste proposition[3].

Russell ne partage pas pour autant le pessimisme de Swift sur la nature humaine. Quand il rapporte l’émeute de Southgate en juillet 1917 – des milliers de manifestants faisant irruption dans un grand meeting pacifiste pour l’interrompre violemment (il n’a dû lui-même de n’être pas molesté qu’à l’intervention d’une militante courageuse) –, il distingue parmi les agresseurs entre ceux pour qui cette échauffourée a été l’occasion de déverser « les instincts brutaux [qui] se lisent sur leurs visages » et ceux qui ont été avant tout trompés par la propagande nationaliste, et dont il n’hésite pas à affirmer qu’« une demi-heure de discussion posée aurait sans doute suffi à les gagner à notre cause ». Cette confiance dans la capacité des individus à modifier leurs opinions à l’issue d’un débat informé et argumenté n’est pas seulement d’un rationaliste : elle est aussi d’un libéral.

Un libéralisme radicalisé

Libéral, Bertrand Russell l’est profondément, par héritage familial et par un choix personnel assumé. Son grand-père, John Russell, député pendant un demi-siècle et Premier Ministre à deux reprises (1846-1852 et 1865-1866), est une figure historique du parti libéral ; John Stuart Mill, le grand penseur du libéralisme britannique au xixe siècle, était un ami de la famille. Lui-même n’a pas connu Mill (il avait un an à la mort de celui-ci), très peu son grand-père (mort quand il avait six ans), et il s’est trouvé orphelin à quatre ans. Mais c’est dans cette tradition intellectuelle et politique qu’il a été élevé. Certes, il n’opte pas pour la carrière politique à laquelle on semble avoir pensé pour lui, mais, vers vingt-cinq ans, il s’intéresse de près aux questions économiques, sociales et politiques : son premier livre publié (à l’issue d’un séjour de plusieurs mois en Allemagne) est une histoire de la social-démocratie allemande. Il flirte brièvement avec le socialisme fabien, mais s’en écarte presque aussitôt, jugeant que celui-ci accorde beaucoup trop à l’État et ne fait pas assez cas de la liberté des individus. Avant-guerre, c’est dans une perspective libérale qu’il écrit, très occasionnellement, sur la liberté du commerce ou en faveur du droit de vote des femmes.

Mais, en 1914, ce sont les dirigeants du parti libéral (solidement installé au pouvoir depuis 1906) qui déclarent la guerre, avec le soutien des conservateurs et des travaillistes. Russell ne le leur pardonnera jamais. Il opte immédiatement pour une ligne claire : défendre dans l’Angleterre en guerre les valeurs et les principes du libéralisme contre ceux qui viennent de les trahir.

Le 10 août, avec une poignée d’opposants à la guerre, il participe à la réunion fondatrice de l’Union of Democratic Control (UDC). Il y a là notamment le leader travailliste Ramsay MacDonald, les députés libéraux Philip Morrell et Charles Trevelyan (qui vient de quitter le gouvernement), le pacifiste Norman Angel, et le journaliste E. D. Morel (connu pour sa longue campagne contre les horreurs de l’exploitation coloniale au Congo belge), qui en sera le secrétaire. Russell n’a guère d’illusions sur ce qu’ils pourront faire : « Nous étions comme huit mouches parlant de construire une pyramide[4] », écrit-il à son amante et confidente, Lady Ottoline. Mais beaucoup des idées qu’il défend dans ses conférences et articles pendant les dix-huit premiers mois de la guerre sont également celles de l’UDC : fin de la diplomatie secrète et contrôle parlementaire sur la politique étrangère ; paix non humiliante pour la nation vaincue, sans annexions ni indemnités ; mise en place après-guerre d’une paix stable et durable sous l’autorité d’une organisation internationale, voire d’un gouvernement mondial.

Parallèlement, il développe un pacifisme qui lui est propre et dont la nature mérite d’être précisée. Peu de temps avant la guerre, il a fait un choix important en philosophie morale : une action doit être évaluée selon ses conséquences (« Ses effets seront-ils bons ou mauvais ? ») plutôt que selon sa conformité à un devoir posé en absolu (« Fais ce que tu dois, advienne que pourra ! ») [5]. « Pour savoir quelles actions sont justes, nous avons besoin de savoir quels résultats sont bons[6]. » En accord avec cette conception, il refuse d’exclure tout recours à la violence. Certaines guerres peuvent être justifiées, notamment si certains principes fondamentaux sont en jeu et valent d’être défendus : ce sera clairement pour lui le cas de la Seconde Guerre mondiale (mais ce n’est évidemment pas celui de la Première). Néanmoins, sauf dans des cas exceptionnels, il faut tout faire pour éviter la violence : parce qu’une fois lâchée, on ignore jusqu’où elle ira et si les maux qu’elle engendrera ne seront pas pires que ceux qu’on voulait combattre par son moyen ; et parce que, presque inévitablement, elle dégrade moralement ceux qui l’emploient : le risque est grand qu’ils prennent goût au pouvoir, à la domination, à la cruauté. Parmi les conséquences de la violence, Russell tient cette dégradation morale pour pire encore, d’une certaine manière, que les destructions matérielles et les morts, parce qu’elle rend impossible la restauration d’une société humaine. C’est pourquoi il tient que, face à la violence, la réponse non seulement la plus noble mais aussi la plus efficace serait la non-violence. C’est ce qu’il tente de montrer quand il imagine le peuple anglais résistant par sa seule force morale et par la désobéissance à une conquête militaire allemande, vidant celle-ci de son sens, et gagnant la paix sans combattre. Ce pacifisme, qui combine l’apologie de la non-violence avec le non-refus de la violence si la situation l’exige, sera encore le sien de 1917 à 1920, quand il sera confronté à la question, cette fois, de la violence révolutionnaire.

Mais la question la plus cruciale et la plus difficile qu’affronte Russell dès les premiers mois de la guerre, c’est celle de savoir comment les sociétés les plus civilisées de l’histoire ont pu se jeter dans un tel paroxysme de barbarie, et sur quelles bases elles devront se reconstruire après-guerre pour éviter le retour d’une pareille catastrophe. Il lui apparaît vite que la réponse n’est pas à chercher au niveau des intentions, des calculs et des désirs conscients, mais des impulsions (impulses) fondamentales de l’être humain. C’est sa volonté d’explorer ce domaine qui explique l’importance pour lui de la rencontre et des discussions avec D. H Lawrence. Mais Russell reste rationaliste : reconnaître que les actions humaines les plus hautes comme les plus basses ont leur source dans nos impulsions ne conduit pas à absolutiser celles-ci, encore moins à les diviniser. Il les classe, au contraire, en deux catégories : les possessives, tournées vers des biens non partageables, entraînant compétition et conflit ; les créatrices, tournées vers des biens dont chacun peut profiter sans que les autres en soient privés. La question politique centrale devient donc : quelles sont les institutions qui favorisent les impulsions possessives et briment les impulsions créatrices ? La réponse de Russell est claire : « L’État, la guerre et la propriété sont les principales incarnations des impulsions possessives[7]. » Ce sont ces institutions qu’il faut abolir ou changer en profondeur pour reconstruire la société. « La libération de la créativité doit être le principe de réforme, en politique comme en économie[8]. » À partir de cette matrice, Russell travaille pendant toute la seconde moitié de l’année 1915 au développement de ses idées, qu’il exposera dans une série de conférences à Caxton Hall, à Londres, en janvier-février 1916, devant un parterre d’intellectuels, dont beaucoup étaient des opposants à la guerre. Le livre qui en est issu, Principes de reconstruction sociale, publié à l’automne de la même année, sera la base de toute sa pensée politique ultérieure.

C’est l’individu, sa liberté et sa créativité qui doivent être mis au centre de la pensée et de l’action politiques. À l’enrégimentement et au massacre, Russell répond par un surcroît de libéralisme. Mais ce n’est pas seulement l’État qui entrave l’individu, c’est aussi la propriété et le capital. Russell n’est évidemment pas le premier libéral du xxe siècle à s’en apercevoir et à juger que, au nom de la liberté d’entreprendre, le libéralisme du xixe (le « laissez-faire », l’école de Manchester) a légitimé et renforcé la domination du capitalisme, qui n’étouffe pas moins l’individu que celle de l’État. Dès avant la guerre, s’est développé en Angleterre au sein du parti libéral un nouveau libéralisme (New Liberalism) qui entend remédier à cette situation, dans le sens de ce qu’on appellera un demi-siècle plus tard l’État-providence. Mais, comme l’explique Philip Ironside, « alors que les théoriciens du nouveau libéralisme avaient cherché à justifier une interprétation collectiviste du libéralisme, Russell déplace l’accent, cherchant une interprétation libertarienne du socialisme. Une partie de cette stratégie consiste à isoler l’idée de liberté comme une valeur absolue, dans le but d’empêcher son association facile avec le droit de propriété et avec l’histoire du libéralisme, dont il a conscience qu’elle est maintenant inséparable de celle du capitalisme[9]. » C’est la raison pour laquelle, au début de la conférence consacrée à l’État, Russell déclare : « Sous l’influence du socialisme, la plupart des penseurs libéraux ces dernières années ont été favorables à l’accroissement du pouvoir de l’État, mais plus ou moins hostiles au pouvoir de la propriété privée. De son côté, l’anarcho-syndicalisme [10] a été hostile à la fois à l’État et à la propriété privée. Je pense que l’anarcho-syndicalisme a davantage raison que le socialisme à ce sujet : la propriété privée et l’État, qui sont les deux plus puissantes institutions du monde moderne, sont devenus nocifs l’un et l’autre pour la vie par leur excès de pouvoir[11]. »

Sitôt ses conférences terminées, début avril 1916, Russell se porte aux côtés des objecteurs de conscience et, de conférencier, il devient militant. Ce basculement est pour lui bien venu. Avec l’UDC, il ne s’agissait pas tant d’arrêter la guerre (il ne pensait d’ailleurs pas jusque-là que cela fût possible) que de concevoir le monde d’après-guerre, et de convaincre les dirigeants politiques de changer leurs idées et leurs pratiques pour que s’instaure alors une paix durable. Au sein de la NCF, il engage maintenant un triple combat : (1) pour les objecteurs en butte à des persécutions, et pour le respect de leurs droits ; (2) pour convaincre l’opinion que, face à la guerre, le courage des objecteurs n’a pas moins de valeur que celui des soldats, et que l’élan (l’impulsion) vers la vie et la fraternité qui les anime est meilleur et plus utile à la communauté que l’héroïsme guerrier, qui, si noble soit-il, ne conduit qu’à la mort ; (3) avec cette avant-garde du pacifisme que sont les 15 000 objecteurs, il espère que pourra se développer dans la population, lasse d’un année et demie de guerre, un vaste courant d’opinion en faveur d’une paix négociée immédiate, sans vainqueur ni vaincu.

Son combat pour l’objection de conscience permet à Russell d’infléchir considérablement, en faveur de la liberté individuelle, la conception des rapports entre l’individu et l’État qui était celle du libéralisme politique classique. Cette dernière se trouve très clairement exprimée dans une page où Locke explique qu’un général « qui peut condamner un soldat à la mort pour avoir déserté, […] pour avoir désobéi un tant soit peu, ne peut pourtant, avec tout son pouvoir absolu de vie et de mort, disposer d’un liard du bien de ce soldat […]. La raison de cela est que cette obéissance aveugle est nécessaire […] pour le salut et l’avantage de l’armée et de l’État[12] ». Ainsi, pour le libéralisme politique classique, l’État ne peut ôter aux citoyens la moindre parcelle de propriété sans leur consentement, mais il a un droit de vie et de mort absolu sur eux. Quand Russell s’est dressé contre la conscription, certains de ses amis (Whitehead notamment) lui ont objecté cette idée. Mais il est resté ferme dans son argument : « Le service militaire universel est peut-être l’exemple extrême du pouvoir de l’État. […] Il est stupéfiant que la vaste majorité des hommes tolèrent un système qui leur impose de se soumettre à toutes les horreurs du champ de bataille sitôt que leur gouvernement le leur ordonne[13]. » Le libéralisme, tel que l’entend Russell, n’est pas né de la sacralisation de la propriété privée et du besoin d’un État pour la défendre, mais du combat des dissidents religieux des xvie et xviie siècles pour faire reconnaître, dans le domaine des croyances et de la foi, le principe selon lequel la liberté de conscience doit toujours prévaloir sur l’autorité de l’État[14]. C’est le combat pour ce principe que, trois siècles plus tard, les objecteurs poursuivent, en élargissant son application aux questions de paix et de guerre. Défendre jusque dans ce domaine la prééminence de la conscience individuelle sur l’autorité de l’État est pour Russell un retour à la source d’inspiration la plus profonde du libéralisme.

Un socialisme de l’individu

Dans les derniers mois de 1916, il fait un autre pas (plus décisif peut-être, en tout cas plus difficile pour lui, moins spontané) dans la direction du socialisme cette fois. Il le fait lors d’une série de conférences qu’il donne à Manchester et à Birmingham devant des auditoires militants et ouvriers. Elles s’intitulent « Le monde que l’on peut faire (The World as it can be made) », et c’est sous ce titre qu’elles sont traduites ici pour la première fois en français ; elles sont généralement connues sous le titre qui leur a été donné lors de leur parution aux États-Unis à l’automne 1917, Political Ideals (Les idéaux politiques), qui est aussi celui de la première d’entre elles.

Elles sont quelque peu négligées par certains commentateurs, qui n’y voient qu’une version abrégée et simplifiée des Principes de reconstruction sociale ; Russell aurait juste un peu radicalisé ses idées pour s’adapter à son public. Mais ces conférences ne diffèrent pas des Principes uniquement par leur ton et par leur style : leur contenu n’est souvent pas le même, et l’accent n’est pas mis sur les mêmes points. Pour le dire de manière un peu rapide, la réflexion qui s’y développe, moins culturelle et civilisationnelle, est beaucoup plus directement et fondamentalement politique. Et surtout, c’est dans ces conférences que, pour la première fois, Russell se déclare clairement en faveur du socialisme. C’est là qu’il entreprend de défendre ce qu’on appellera ici un « socialisme de l’individu ». La difficulté à laquelle il s’affronte et que suggère cette formule mérite qu’on s’y arrête un instant.

Dans la première de ces conférences, il déclare : « Les idéaux politiques doivent reposer sur des idéaux pour la vie individuelle. […] Les hommes politiques ne doivent rien prendre en considération qui soit extérieur ou supérieur aux hommes, aux femmes et aux enfants qui, dans leur diversité, composent le monde. […] Les institutions politiques et sociales doivent être jugées à l’aune du bien ou du mal qu’elles font aux individus. Est-ce qu’elles encouragent la créativité plutôt que la possessivité ? Est-ce qu’elles incarnent ou suscitent un esprit de révérence entre les êtres ? Est-ce qu’elles préservent l’estime de soi ? » On ne saurait être plus clair : ce qui doit être au centre de la pensée et de l’action politique, ce n’est ni la société, ni la nation, ni la classe sociale, ni aucune communauté ; ce n’est pas non plus l’intérêt général, ni le bien commun, ni la chose publique ; c’est l’individu, sa créativité et le respect de ce qui lui appartient en propre.

À première vue, cette conception semble inconciliable avec le socialisme : celui-ci paraît exiger que l’on pense et agisse du point de vue de la collectivité, à laquelle la liberté individuelle peut devoir être sacrifiée. C’est le sentiment qu’exprime Russell dans une lettre datée de l’époque où précisément il rédige ces conférences : « Je pense que la liberté est la base de tout. […] Je n’aime pas l’esprit du socialisme[15]. » Dans la troisième conférence, « Les chausse-trapes du socialisme », il insiste sur le risque qu’une révolution socialiste n’ait pas d’autre résultat que de substituer à la domination des propriétaires une classe de fonctionnaires bureaucrates, qui gouverneront au-dessus des individus dont ils brimeront les aspirations, au nom de l’État et au service de leur propre pouvoir.

Et pourtant, dans le monde tel qu’il est, l’instauration du socialisme est indispensable à la survie des idéaux du libéralisme et à leur réalisation. Au printemps 1920, Russell résume en une phrase l’itinéraire politique qui a été le sien pendant les quatre années de guerre : « Je suis de ceux qui, en conséquence de la guerre, sont passés du libéralisme au socialisme, non parce que j’aurais cessé de vénérer la plupart des idéaux libéraux, mais parce que je ne vois plus guère de place pour eux à moins d’une transformation complète de la structure économique de la société. » Pour briser les carcans qui entravent la liberté des individus et vaincre les forces qui ont entraîné les peuples dans cette guerre monstrueuse, il faut mettre fin à la domination du capital et limiter considérablement l’autorité des États.

Quelle sorte de socialisme peut permettre de réaliser ainsi les idéaux du libéralisme ? Certainement pas le socialisme d’État, que ce soit dans sa version révolutionnaire (marxiste) ou dans sa version réformiste (fabienne). « Le socialisme d’État garantirait sans doute notre sécurité matérielle et davantage de justice que nous n’en avons à présent ; mais il serait probablement incapable de libérer les impulsions créatrices ou de produire une société qui progresse. »

Mais Russell ne se rallie pas pour autant à l’anarcho-syndicalisme ; il refuse clairement le projet anarchiste d’abolir l’État. « Un système comme celui que prônent les anarcho-syndicalistes, dans lequel chaque secteur professionnel serait autogéré et complètement indépendant, sans aucune autorité centrale pour le contrôler, ne garantirait pas la justice économique. Certains secteurs sont en position de force pour négocier, d’autres beaucoup moins. […] Un système dans lequel les parties intéressées emploient une force incontrôlée pour défendre leurs propres intérêts ne pourra jamais garantir la justice. Pour cette raison, l’abolition de l’État, que les anarcho-syndicalistes semblent appeler de leurs vœux, serait une mesure incompatible avec la justice économique. » Russell pense ici toujours en libéral : sans un État-arbitre, capable d’intervenir en tiers entre les groupes ou les individus en conflit, il n’y a pas de justice – il n’y a plus que des rapports de force.

Russell opte pour une troisième voie : le socialisme de guilde, dont la théorie s’est développée en Grande-Bretagne depuis 1907. Il en existe plusieurs versions, mais l’idée de base est de considérer l’individu à la fois comme travailleur-producteur et comme citoyen-consommateur : regroupés en syndicats de branches industrielles et économiques (et non plus de métiers), les travailleurs organisent et contrôlent la production ; regroupés géographiquement en circonscriptions, les citoyens contrôlent la répartition des biens et la vie locale à travers les institutions de la démocratie représentative. Par cette double structure, on espère à la fois établir le pouvoir des travailleurs au sein de l’usine et sur la production nationale, et préserver un État libéral, qui verrait toutefois son rôle réduit et rééquilibré par l’émergence d’autres pouvoirs. C’est toujours, comme l’explique Ironside, « sa méfiance libérale envers l’État qui retient Russell d’adopter la voie des réformes proposée par les fabiens et par les nouveaux libéraux, et qui le pousse à soutenir l’action directe de l’anarcho-syndicalisme et les théories de l’État faible du socialisme de guilde[16] ». Un des traits du socialisme de guilde est, en effet, son pluralisme en matière d’attribution et de répartition du pouvoir. Tous les pouvoirs ne doivent pas être réunis sous la seule autorité suprême de l’État, mais répartis selon les domaines entre différentes instances indépendantes les unes des autres : gouvernement mondial, gouvernement national représentatif, syndicats et organisations corporatives, gouvernements locaux, etc. Chaque individu, étant membre de plusieurs communautés (ou regroupements), exprime une facette de son identité dans chacune d’elle, et y exerce ses droits, ses compétences et ses pouvoirs sous des formes différentes.

Le ralliement de Russell au socialisme de guilde est un choix raisonné et sans enthousiasme : parmi les théories du socialisme qui s’offrent à l’époque, il opte pour celle qui, tout à la fois, satisfait le mieux ses aspirations et exigences politiques, et lui semble le mieux correspondre à l’histoire et à la situation présente de la Grande-Bretagne. « À certains égards, on pourrait voir dans le socialisme de guilde un anarcho-syndicalisme britannique modéré, mais ce serait se rendre aveugle au fait que ses racines étaient essentiellement dans la classe moyenne[17].  Les trade-unions ouvriers ne l’adopteront jamais ; il s’étiolera dès le début des années 1920 et disparaîtra rapidement. Mais il offre à Russell la possibilité de devenir socialiste sans rien renier des valeurs libérales.

C’est à partir de cette position, nouvelle pour lui, qu’il accueille la révolution russe de février 1917. Celle-ci va lui offrir l’occasion de faire un troisième pas en avant. Il s’agit désormais d’essayer de faire converger l’idéal incarné par la petite poignée d’objecteurs absolutistes avec un vaste mouvement social et politique pour la transformation de la société : de conjuguer pacifisme et révolution. Il n’est pas le seul à s’engager avec ardeur dans cette stratégie. Certes l’espoir ne dure que quelques mois. Le gouvernement a vu le danger : dès la fin du mois de juillet, la répression et la propagande s’abattent et mettent fin à un mouvement qui n’avait sans doute pas lui-même des racines suffisamment fortes et profondes pour changer le cours des choses. Mais c’est dans les textes de cette courte période que se noue définitivement dans la pensée de Russell l’alliance entre son pacifisme et son socialisme.

Un libéralisme aristocratique ?

Selon Ironside, Russell serait toujours resté au fond, en politique, un homme du xixe siècle ; il aurait été un peu désuet déjà en 1914, et son apparente modernité serait « fallacieuse ». « Son “progrès” politique s’avère avoir été une évolution réticente et tortueuse, qui est allée contre le grain de son libéralisme essentiellement aristocratique, centré sur le rôle de l’individu exceptionnel dans la société. Le maintien de ce qui avait de la valeur à ses yeux dans la civilisation occidentale dépendait largement de la capacité des individus exceptionnels à fonctionner comme une élite intellectuelle, autrement dit : à protéger, nourrir et perpétuer une culture acceptable[18]. »

La lecture des écrits réunis dans le présent volume suggère une tout autre interprétation de l’itinéraire politique et intellectuel parcouru par Russell pendant les quatre années de guerre.

Peu de penseurs ont vu aussi tôt et aussi clairement que lui l’absurdité totale de la guerre de 14-18 et la catastrophe qu’elle allait être pour les sociétés européennes. Dès les premiers mois du conflit, il affronte les questions que se poseront à ce sujet Valéry, Spengler, Musil et tant d’autres après-coup, dans les années 1920 : qu’est-ce qui a rendu cet effondrement possible ? comment y remédier ? Il est difficile d’être plus attentif que lui à la nouveauté de ce qui se produit alors.

Il y répond par un sursaut et un surcroît de libéralisme : retour aux sources morales et spirituelles de celui-ci au xviie siècle ; rupture de la complicité qu’il entretient avec le capitalisme depuis les débuts de la révolution industrielle. Cette réaction est tout sauf un archaïsme : ce que la guerre révèle à travers le massacre de masse et la propagande, c’est effectivement l’accroissement et l’extension presque sans limite de la domination étatique et capitaliste sur les individus. On peut, à la différence d’un Jünger, n’être pas fasciné par la guerre industrielle de masse, et refuser d’y voir le lieu où se fabriquent les hommes de l’avenir. On peut vouloir une autre modernité, à contre-courant de celle-là, qui libère les capacités créatrices de l’individu. C’est une idée libérale encore, héritée du romantisme. Mais est-ce un archaïsme face à une guerre totale, qui, sitôt terminée, va engendrer le fantasme de l’État total ?

Ce libéralisme est-il aristocratique ? Ironside reconnait que, dans les conférences « Le monde que l’on peut faire », Russell « applique ses principes libéraux à des parties de la société qu’il avait ignorées auparavant[19] ». Dans son compagnonnage avec les objecteurs, souvent issus de la classe moyenne, ou dans ses meetings devant des ouvriers, il ne feint jamais de n’être pas l’aristocrate et le lettré qu’il est. Mais, dans ce qu’il affirme ou revendique, il n’y a rien qui ne puisse devenir l’affirmation ou la revendication d’un mineur ou d’un postier. Il appartient à l’élite, assurément ; mais il ne revendique pour elle aucun privilège, aucune immunité. Vouloir étendre à tous les membres de la société – homme, femmes et enfants – le souci de leur singularité et de leur créativité, jusque-là réservé à la plus haute élite, n’est-ce pas une exigence fondamentalement démocratique ?

Le « socialisme de l’individu » n’est certainement pas une doctrine ni même un programme ; c’est le nom d’un problème, d’une idée directrice. Mais un siècle plus tard, quand la domination capitaliste est devenue mondiale et sans partage, quand les États disposent de moyens qui sont sans précédent pour fabriquer l’opinion et contrôler les esprits, il est difficile de croire que le problème aurait disparu et que l’idée serait caduque [20].

En 1918, Russell n’a pas plus de philosophie politique, à proprement parler, qu’il n’en avait en 1914 ; et il n’a jamais éprouvé par la suite le besoin de s’en donner une. Il a une connaissance des faits, une intelligence de la situation, une culture historique et politique, et, surtout, quelques principes intellectuels et moraux dont il s’efforce de tirer toutes les conséquences. Il ne lui en pas fallu plus, pendant toute la guerre, pour être un esprit clairvoyant et s’engager là où il fallait : pour faire de la politique en philosophe.

*

[1] Russell, Essais philosophiques, chap. vi, vii & viii ; Problèmes de philosophie, chap. xii « Le vrai et le faux ».

[2]Il n’est guère difficile d’imaginer ce que Russell aurait pensé de l’idée que Bergson se fait du « devoir scientifique », quand celui-ci déclare, le 8 août 1914, devant l’Académie des sciences morales et politiques : « La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie. Tout le monde le sent, mais notre Académie a peut-être une autorité particulière pour le dire. Vouée en grande partie à l’étude des questions psychologiques, morales et sociales, elle accomplit un simple devoir scientifique en signalant dans la brutalité et le cynisme de l’Allemagne, dans son mépris de toute justice et de toute vérité une régression à l’état sauvage. » Et il n’est pas difficile d’imaginer non plus le genre de commentaires ironiques qu’il aurait pu faire s’il avait eu connaissance de l’usage que, deux mois plus tard, le même Bergson fait de son spiritualisme philosophique, dans le Bulletin des Armées de la République du 4 novembre 1914 : « L’Allemagne […] a le culte de la force brutale. […] Sa force morale n’est que la confiance que sa force matérielle lui inspire. […] L’énergie de nos soldats est suspendue, elle, à quelque chose qui ne s’use pas, à un idéal de justice et de liberté. […] À la force qui ne se nourrit que de sa propre brutalité, nous opposons celle qui va chercher en dehors d’elle, au-dessus d’elle, un principe de vie et de renouvellement. » Cette opposition entre une Allemagne matérialiste et une France spiritualiste ne lui serait pas apparue seulement comme une ineptie : il était lui-même trop convaincu de la supériorité des valeurs morales et spirituelles pour ne pas voir qu’utiliser ainsi ces dernières à des fins de propagande guerrière, c’était les dévoyer et les trahir.

[3]Dans ce pamphlet, Swift propose de résoudre le problème des enfants pauvres en Irlande en les vendant aux riches, à l’âge d’un an, pour que ceux-ci les fassent cuire et les mangent (« puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des pères », ajoute-t-il).

[4]Russell, Lettre du 11 août 1914 à Lady Otoline Morrell.

[5]On dira, dans le vocabulaire philosophique contemporain, qu’il opte pour une morale conséquentialiste plutôt que déontologique ; en termes weberiens, pour une éthique de responsabilité plutôt que de conviction.

[6]Russell, « Éléments d’éthique », Essais philosophiques, p. 106.

[7] Russell, Principles of Social Reconstruction, Oxford, Routledge, 1997, p. 7.

[8] Ibid.

[9]7. Philip Ironside, The Social and Political Thought of Bertrand Russell : The Development of an Aristocratic Liberalism, Cambridge UP, 1996, p. 130.

[10]En anglais, syndicalism. Dans l’usage qu’en fait Russell, ce terme désigne toujours le syndicalisme français de la CGT d’avant 1914, celui de la Charte d’Amiens : autrement dit, l’anarcho-syndicalisme. Pour désigner le syndicalisme anglais, Russell emploie toujours trade-unionism.

[11]Russell, Principles of Social Reconstruction, p. 33.

[12] John Locke, Traité du gouvernement civil, chap. XI.

[13]Principles of Social reconstruction, p. 35-36.

[14]Quand il défend le libéralisme, Orwell a les mêmes références historiques : « Dans le passé, du moins au cours des siècles dominés par le protestantisme, l’idée de révolte et celle d’intégrité intellectuelle étaient intimement liées. L’hérétique – en matière politique, morale, religieuse ou esthétique – était quelqu’un qui refusait d’aller contre sa conscience » (George Orwell, « Où meurt la littérature », Essais, articles et lettres, Ivréa/Encyclopédie des nuisances, 1995-2001, vol. IV, p. 78).

[15] Lettre à Constance Malleson, 29 septembre 1916.

[16]Ironside, p. 4.

[17]Ibid, p. 103.

[18]Ibid, p. 4.

[19]Ibid., p. 132.

[20]« Aussi longtemps que l’État peut fabriquer l’opinion publique [manufacture public opinion], l’opinion publique doit être comptée comme constituant une partie bien définie du pouvoir de l’État. » (Principles of Social Reconstruction, p. 37-38) On ne s’étonnera pas de l’admiration de Noam Chomsky pour Russell.